20 mars 2018 : l'usure-sculpture de mes jours

20 avril 2018 : le souvenir de nos proches disparus
20 mai 2018 : l'art se rencontre
20 juin 2018 : pour une mémoire heureuse
20 juillet 2018 : chair, incarnation, corporéité
20 août 2018 : des femmes nues de Modigliani aux miennes
20 septembre 2018 : la pratique du nu féminin dans ma sculpture
20 octobre 2018 : lyrisme
20 novembre 2018 : l'unicité des êtres - leur unicité relationnelle
20 décembre 2018 : correspondre à la réalité ... ou n'en faire qu'à sa tête
20 janvier : éloge de l'attention




 

 

retour


le creuset bronze 2000

'Pourquoi tu ne me regardes pas?'
disait Dina Vierny à Maillot
qui la faisait poser en modèle
et continuait de travailler par devers lui

    Parce que ma sculpture s’est voulue continûment en phase avec le réel, spécialement dans la taille des marbres du torrent, j’essaie de comprendre, dans l’histoire de la peinture et la sculpture – comprendre leurs dérives récentes dans la ‘modernité’, puis le ‘contemporain’ – ces dérives méprisantes du réel.

    Longue, longue Tradition : depuis Chauvet et Lascaux, jusqu’aux débuts du 20ème siècle en Occident, 36.000 ans de peintures, dessins, sculptures… où on constate et on admire, si diverses soient-elles, les milliers de correspondances des artistes avec leur ‘motif’ (avec la réalité choisie), que ce soit un animal, un corps, un portrait, un paysage, une scène de genre, une ‘nature morte’…. Chaque fois on devine que l’artiste a dû regarder très attentivement cette réalité choisie et s’en imprégner afin de la restituer, que ce soit directement ou de mémoire - cette restitution cherchant habituellement à être la plus conforme possible au modèle, même si elle peut être déformée par maladresse, ou même altérée et travestie afin que s’y exprime ce que l’artiste aime en retenir, ou l’impression qu’il en ressent – telle la main du Christ démesurément agrandie à Vézelay, telle une couleur insolite parce que respectant une tradition, telle l’amplification énorme des animaux à Lascaux.
    Dans cette correspondance de l’artiste à son motif et par l’expression qu’il en donne dans son œuvre, c’est donc un jeu d’accord et de répondant qui s’effectue : c’est un dialogue de l’artiste avec la réalité qu’il entend restituer par son art – quelque chose d’un reflet en miroir, d’un visage à visage, d’un vis-à-vis. Et si pour nous l’art est habituellement connoté avec la beauté, c’est parce que, le plus souvent, dans ce dialogue, l’artiste a entretenu une admiration de la beauté, parce qu’il s’est attaché à la réalité pour sa beauté – son œuvre en étant le répondant - une beauté en réplique. Toutefois ce peut être aussi le terne et le morne qui l’ont frappé, et ce peut être aussi le drame et le malheur qui le touchent et dont il souhaite témoigner par son œuvre.
    En bref, d’une façon ou d’une autre s’opère ainsi chez Homo Sapiens, depuis Chauvet, ce qui fait la base de l’échange humain par le langage : un dialogue, une co-respondance - de même qu’une lettre est écrite en réponse à la lettre reçue, de même qu’une voix est venue en réponse d’une autre, de même qu’un geste de rencontre, de même qu’un visage s’anime face à un autre. (On sait déjà chez les oiseaux, depuis 300 Mo d’années, leurs foisonnants échanges par le chant, et pour beaucoup leurs parades de séduction nuptiale).
    Et puisque, peintre ou sculpteur, il s’agit d’un être plus sensible que d’autres par son acuité visuelle (de même qu’un poète est apte à saisir la réalité et l’exprimer en mots avec harmonie et image), chez cet être émotif et sensible, dans sa mise en phase avec le réel, il y a une dimension d’émotion et de séduction faisant la singularité de son dialogue et par là son œuvre d’art – soit, le plus souvent, une séduction de la beauté, ou alors un effet de contagion du morne, ou alors une empathie pour le malheur : tout cela qui, précisément, donne à l’œuvre sa sensibilité propre, sa force d’œuvre d’art. Sinon ce ne serait qu’un rendu terne et plat, serait-il conforme au ‘modèle’ – une plate photographie.

*

    Mais voilà que dans cette longue, longue Tradition de l’accord et la correspondance de l’artiste à la réalité – voilà que de premiers décrochements apparaissent en Occident au cours du 19ème siècle : prolégomènes de l’avènement de notre ère du Progrès, reflets d’une époque de Romantisme affranchissant le ‘Moi’, effets des revendications de Liberté et des Révolutions en France. 1842, Turner se faisant lier à son mat dans la tempête (comme Ulysse au passage des Sirènes), libre ainsi d’exprimer tout ce qu’elle provoque en lui ; 1889, Van Gogh, depuis son asile de St.Rémy, peignant des ciels étoilés empreints de sa folie, et à la même époque Gauguin trahissant délibérément les couleurs de ses personnages ; 1893, Munch dessinant le Cri ; et surtout, dès 1874, Monet intitulant ‘ Impression Soleil’, son paysage de la Seine déformé dans les flous du brouillard, et par là tous les Impressionnistes, jusqu’à Cézanne et ses Saintes Victoires, jusqu’aux sculptures de Rodin déformant délibérément ses rendus.

    Or force est de constater que ces premiers décrochements sont advenus alors que s’inventait la photographie – c’est-à-dire l’avènement d’une concurrence imparable à la démarche artistique traditionnelle de restitution du motif (portraits, paysages, scènes de genre…) ; dans ces conditions ce n’était plus guère la peine de poursuivre cet art depuis la nuit des temps ; les artistes étaient démontés, spécialement les peintres poussés à chercher d’autres manières de peindre et dessiner – autres que cette correspondance à l’objet restitué sur la toile.

    C’est ainsi qu’advint La Transgression au début du 20ème siècle à Paris, ce qu’on appelle les ‘Avant-Gardes’ de l’Art moderne : les premiers gestes d’audace libérant les arts visuels jusque-là ‘servilement attachés’ à correspondre à la réalité prise comme ‘motif’. Picasso, à ses débuts (période bleue, période rose) était encore dans cette longue Tradition, jusqu’à ce qu’il ose rompre radicalement, avec ses Demoiselles d’Avignon, et avec ses compositions cubistes avec Braque. A la même époque à Vienne, Klimt peignait son ‘Baiser’, une mosaïque chaude de lumière.

*

    Arts modernes, ‘Avant-gardes’ : fini l’objectif (l’appareil photo fait bien mieux), désormais prime le subjectif : le Moi, la façon personnelle dont l’artiste voit son motif et entend peindre ou sculpter son œuvre. Fini le réalisme (tel celui de Zola, de Flaubert), fini le naturalisme, le figuratif, désormais s’impose l’abstrait et ses milles variantes. (‘Abstrait’ au Petit Robert : # qui use d’abstractions, opère sur des qualités et des relations et non sur la réalité ; # qui ne représente pas le monde sensible (réel ou imaginaire) ; qui utilise la matière, la ligne et la couleur pour elles-mêmes).
    C’est ici qu’on comprend l’étonnement de Dina Vierny : « Pourquoi tu ne me regardes pas ». Cette jeune femme, splendide beauté russe, que le vieux Maillol faisait poser en modèle, alors qu’il ne daignait même pas la regarder… pour n’en faire qu’à sa tête.
    C’est ici aussi qu’on s’explique l’ambivalence féconde de l’Impressionnisme d’où est venue cette pratique moderne : en 1867, ‘Impression soleil’ était un paysage de Seine dans le flou du brouillard. Monet avait donné ce titre à son tableau pour souligner l’impression qu’il suscitait ; mais par là même c’était ouvrir la voie à une peinture exprimant l’impression même du peintre, sa représentation subjective. Et de l’Impressionnisme, on passera bientôt, via les Avant-gardes, à l’Expressionnisme, où il n’y a plus que la subjectivité de l’artiste qui compte.

Regardons l’évolution de Nicolas de Staël : durant de longues années de recherches, il patouillait des formes abstraites selon les modes de l’époque, jusqu’à ce qu’il dégage sa facture propre, avec de grands aplats homogènes. Cette abstraction pouvait être la fierté de la France, en concurrence de peintures abstraites américaines, comme Rothko. Mais voilà que Staël en est venu à mêler son abstraction avec des motifs figuratifs : Parc des Princes, Anne, Jeanne, les mouettes à Antibes, l’Orchestre…. Il osait revenir à une correspondance au réel….

    J’essaie de résumer : avec cette affirmation de leur Moi, de leur subjectivité les artistes ‘d’avant-garde’ (et demain les artistes ‘contemporains’) se sont permis de se distancer, de s’affranchir, de s’abstraire de la donnée objective, extérieure qu’ils entendent restituer (ou dont ils entendent s’inspirer). ‘Voilà comment moi, je vois ce visage, cet objet, ce paysage… et j’entends le rendre…pour en faire mon œuvre d’art’. ‘Tu as dit ça, voilà comment moi je vais le dire’ . (Je le ‘revisite’ dirait la tendance actuelle). Tel Maillol et Dina Vierny.
    Tel se résume l’art moderne puis contemporain : la déconnexion de l’artiste de la donnée extérieure et objective du réel, du monde, d’un visage ou d’un paysage, pour en faire son propre rendu ‘subjectif’, ‘perso’ et, osons le dire, aveuglément égocentrique, égoïste. C’est également en ce sens qu’il y a abstraction : c’est le Moi de l’artiste qui s’abstrait de la donnée du monde pour s’affirmer Lui. Forme moderne d’individualisme : l’art n’est plus la docilité et l’accordance au monde, mais la liberté d’aller ses propres fantasmes et débats intérieurs, ses propres plaisirs et obsessions, ses libres expressions…

    Dès lors on s’explique qu’il ne soit plus guère question d’une quête de la beauté, puisque ce n’est plus la beauté du visage ou du paysage qui commande la restitution qui va en être faite (ou dont l’artiste va s’inspirer) – il ne s’agit plus, pour lui, de se laisser séduire par cette beauté en vis-à-vis et s’efforcer d’y correspondre, d’en témoigner, de s’y accorder dans son art. Et de là sans doute la dérive plus grave du délaissement et du mépris de cette beauté qu’il exploite et détourne dans son art. Telle Dina Vierny pour Maillol. De fait, la beauté de la femme est la grande perdante du 20ème siècle, et pire, la beauté est honnie, un mot obscène ; et Picasso de se vanter : « Pour moi, peindre un tableau, c’est engager une action dramatique au cours de laquelle la réalité se trouve déchirée ».
    Est-ce alors ce délaissement, ce déni de la beauté qui explique l’invasion du sombre et du dramatique caractérisant l’art moderne et contemporain ( la réalité déchirée) – sachant aussi combien ce siècle moderne est plombé par la Guerre, mais sachant alors qu’il est devenu de ‘bon ton’ pour l’artiste d’être le triste ‘témoin’ des tourments de son époque (serait-ce en sachant en faire son profit).

    Toutefois, regardons la même évolution au positif, comme une grande chance moderne. Regardons les toiles de Turner. Regardons les ciels nocturnes tournoyants de Van Gogh. Clairement, depuis ces premiers modernes, la peinture a pu être un exutoire, une extériorisation d’un état intérieur. Ils précédaient ainsi l’avènement de la photo qui allait enfin libérer d’autres formes d’expression de l’art que le rapport servile attaché à reproduire objectivement le ‘motif’. L’objectif étant désormais assuré par la photo, le subjectif pouvait prendre son essor, son envol, sa liberté. La peinture et la sculpture pouvaient être d’abord une expression propre.

Mais n’est-ce pas alors le risque d’abandonner le dialogue pour un soliloque ? (N.B. l’addiction actuelle des selfies en est un symptôme fort inquiétant ; à quoi s’ajoute l’addiction solitaire des écrans, des smartphones, où l’horizon du monde et des autres se réduit à 60cm). Car il semble que, dès lors que cette évolution moderne en soit venue à tellement affirmer le primat du Moi, du subjectif qu’elle ait perdu le rapport à l’autre – l’autre au double sens 1°. de l’altérité du réel, du monde, du visage, du paysage… auquel l’artiste n’a plus souci de s’accorder, puisque seule importe sa propre vision, 2° et des autres, des destinataires de l’œuvre avec qui celle-ci pourrait entrer en dialogue. Je précise.
    1° Lorsque Vermeer peignait ‘La jeune fille à la perle’, on imagine qu’il était profondément en ‘dialogue’ avec elle – elle le regardant. On n’arrive mal à imaginer une telle qualité de dialogue entre Picasso et ses modèles, serait-ce même avec Gertrude Stein dont il exigea des jours et des jours de pose. Et de même la beauté exceptionnelle de Dina Vierny posant pour Maillol. C’est dire que dans la revendication du subjectif, du Moi de l’artiste, il est fort à craindre que joue de moins en moins, sinon plus du tout, la séduction de la beauté ou tout simplement des traits singuliers du motif. Il est fort à craindre que l’artiste s’enferme dans son propre tripe et que le monde ne lui apporte plus guère, ne l’interpelle plus. La folie n’est pas loin.
    2° Mais plus encore, la revendication par l’artiste de son expression propre, de sa subjectivité, risque fort de le soustraire au fonctionnement de base de la relation humaine par le langage (chez Homo Sapiens… et bien avant lui chez les oiseaux, chacun écoutant le chant de l’autre pour y répondre) – ce fonctionnement du langage qui est d’être dialogue, échange avec l’autre – dès lors que pour l’artiste, il n’a que faire que son œuvre puisse s’adresser à d’autres et leur être éloquente, leur parler – dès lors que son œuvre n’est plus qu’expression de soit à soit : un soliloque. La folie.

    Et pourtant, retournons encore la chose positivement, comme une chance de notre modernité : n’est-ce pas parce que l’expression d’art, dans ce mode moderne (ce primat du subjectif), est à même de libérer et affranchir, et servir d’exutoire à toutes les forces intérieures, les débats et les tourments, les non-dits et les refoulés – n’est-ce pas pour cela qu’il importe d’en reconnaître l’intérêt et d’en promouvoir l’avantage. A commencer par les formes d’expression d’eux-mêmes et de libération que peuvent y trouver les enfants… les plus à même d’entrer dans ce Royaume.

Sans doute faut-il oser reconnaître cela tout en constatant que c’est justement cette libération et ces arts contemporains aux allures de folie qui suscitent les plus vives protestations des tenants de l’art classique, des ‘réac’.

*

    Conclusion : on sait que les avancées de l’art précèdent et anticipent celles de leur société ; et on constate que le meilleur de ces innovations peuvent éveiller et faire prendre conscience de ce qui arrive, cristalliser des enjeux. Mais sans doute est-ce là une loi qui fonctionnait dans le passé. Aujourd’hui, force est de reconnaître que ce sont des milliers d’œuvres d’art classique dans le monde qui attirent les foules de visiteurs et touristes – mais des œuvres du passé ; tandis que les œuvres d’art contemporain sont d’aucun effet, méprisées, de peu d’intérêt – sauf la fascination de leurs énormes enjeux de fric au Marché de l’art.
    Il faut croire que, du fait de ce désintérêt, ces ‘nullités’ contemporaines ne font pas trop de dégât ; et il faut croire qu’heureusement, sauf le triste champ clos du Marché de l’art, elles n’empêchent pas des artistes actuels de contribuer à de l’authentique création - contribuant ainsi au monde de demain – pour autant que leurs créations sont en phase avec le réel, en dialogue.