20 octobre 2017 : La Vénus de la grotte Chauvet
20 novembre 2017 : Lascaux, quoi de nouveau ?
20 décembre 2017 : Un grand oui à la vie, les femmes de Modigliani

20 janvier 2018 : Eloge de l'étonnement, Zao-Wou-Ki
20 février 2018 : La Rose du Petit Prince

20 mars 2018 : l'usure-sculpture de mes jours


20 avril : le souvenir de nos proches disparus



 

 

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                              l'envol   (1985 - h.64 cm (cf site p.8)

‘L’envol’ : ce marbre n’était qu’un galet de belle allure, venu des fonds métamorphiques de la terre, suivis de l’usure d’un torrent de la Clarée : il était là couché parmi d’autres pierres et graviers, voué à la mort par l’érosion de l’eau courante sur sa cristallisation trop fragile et friable, si bien qu’en quelques mois ou années cette usure de la nature l’aurait réduit en sable, emporté à la mer.

Par différence avec les galets de Molène, de Pors-Pin, d’Etretat, d’Ecalgrain…. qui sont interdits de ramassage (des galets de matière très dure que l’usure de la mer tarde très longtemps à réduire en sable), mes marbres de la Clarée sont d’une cristallisation très vulnérable à l’écoulement de l’eau du torrent (ce qui explique leur forme sauvage à partir des blocs bruts qui ont déboulés de la montagne, et qui plus est (pour ma sculpture) des érosions coulées aux résistances du marbre, c’est-à-dire accordées à ses veinages) ; si bien que venir choisir, ramasser et sculpter de tels galets c’est en changer le destin : œuvre de vie.

(N.B. les beaux galets qui, de nos jours, ornent nos parterres de jardins et de halls viennent, entre autre, d’une entreprise d’import-export en Baie de Somme, à Cayeux (là-même où je sculptais mes marbres) : des beautés pillées dans des rivières et des plages loin de notre beau pays très préservé).

Ainsi l’œuvre de mort du torrent qui aurait emmené cette beauté minérale à la mer – cette œuvre d’usure de l’eau s’est trouvée interrompue par ma main, puis reprise autrement, poursuivie par ma sculpture ( ‘sculpter’ signifie ‘ôter’, tailler une matière dure) – une sculpture qui s’accorde à cette donne de la nature (forme et veinages) pour la rendre à elle-même, en restituer la beauté.
La tradition japonaise appelle sculpteur l'homme qui cherche dans les lits de rivière des pierres de belle venue - à la grâce de l'eau. Si haut que remonte mon enfance, serait-ce ma première démarche ? Ma Durance ! Aujourd'hui ce qui dure et qui danse, dans le lit d'un torrent qui roule, érode et affouille des blocs de marbres emportés du flanc de sa montagne. Des beautés rudes et sauvages comme lui, des ‘marbres naturels’ venus d'une veine métamorphique particulièrement vigoureuse dans les gris-bleus et les rouges. C'est dire qu'après ces années et millénaires du lit de l'eau et du sein de la terre, je n'apporte que la dernière main. Non pas la main qui crée dans une masse indifférente de glaise, mais la main qui a l'audace de correspondre au sauvage d'une nature déjà là - la main qui vient au monde. Se laissant séduire et se jouant de la pierre donnée, de ses formes et veinages et contraintes… Chaque fois comme au commencement, il s'agit de répondre à chaque nouvelle pierre pour l'inventer dans sa forme unique, pour donner à l'aventure sa chance, laisser venir, m'adapter progressivement, dégager son meilleur parti, son allure heureuse, jusqu'à la faire pleinement ressortir et qu'elle se tienne belle comme si cela lui était venue d'elle, comme si cela lui était propre et naturel - rendue à elle-même. Et qu'on me dise de mes marbres que ce sont de beaux galets, étonnants de diversités, que je me suis contenté de polir. De caresser. (site p.8)
    J’ai bien conscience de la chance très exceptionnelle (1) qui m’a été donnée de me vouer à cet art de marbres d’un torrent : de leur usure par l’eau à leur sculpture par ma main. Et voilà que j’en viens à me rendre compte que cette chance, cette geste qui m’a si longtemps marqué ne pouvait que m’entraîner et me conforter dans la quête et l’exigence de donner un autre sens, un autre destin à l’usure de mes jours.
Toutefois différence, grande différence : avec mes marbres, c’est une usure passée que j’ai interrompue, pour la poursuivre autrement par ma sculpture ; avec la vie, c’est une usure qui est là et ne cessera jamais, jusqu’à la mort. Mais c’est bien depuis ma sculpture que j’ai été entrainé à la prise en main active de ce qui n’était jusque-là qu’usure passive – je songe au spectacle lamentable de tant d’états diminués et passifs de vieux et de vieillards (2).

Différence aussi : avec mes blocs de marbre brut, c’est un matériau d’une qualité exceptionnelle qu’il me revient d’entreprendre, où je ne peux pas ‘me rater’, tandis qu’avec le ‘matériau’ de mon vécu (‘l’usure de mes jours’), c’est une réalité bien plus modeste, banale et quelconque (et pourtant si précieuse).

Différence encore : la fin de l’usure des marbres (se décomposant en état de poussière et emportée à la mer), est toute autre que le vieillissement et la mort chez les humains, où ‘tu es poussière et tu retourneras en poussière’ prend une acuité très vive à l’approche de la mort – un drame à ne pas rater.

    Avec mes marbres, il y a deux expériences qui s’enchainent. Dans un premier temps, en longeant le torrent et sa grève, en choisissant et ramassant mes marbres, c’est l’expérience singulière de l’usure de l’eau sur ces pierres qui m’amène à mieux prendre conscience de l’usure des existences, de l’usure du monde… jusqu’aux fuites en avant infinies des milliards de galaxies – rejoignant ainsi la sagesse d’Héraclite qui ne voyait partout que multiplicité et changement : rien ne demeure un seul instant identique à soi-même ; tout passe, ‘Panta rhei : toutes les choses coulent’. Mais avec mes marbres, s’ajoute l’usure de cette coulée – telles les usures-vieillissements de nos jours.     Vient alors le deuxième temps : par bonheur, le geste de sculpture venu à la place (à la suite) de l’usure de la nature : le bloc de marbre est choisi, ‘sauvé des eaux’ (comme il en fut de Moïse), pris en main et taillé : son usure fatale cesse donc pour se poursuivre en sculpture vivante – de passif en actif.

    D’où ma question : cette sagesse de sculpteur, que j’ai tournée et retournée en étant aux prises avec mes marbres, s’étendrait-elle à toutes choses du monde et toutes nos existences, toutes frappées d’usure et finitude – une sagesse qui ajouterait à celle d’Héraclite ? Autrement dit, y aurait-il une façon humaine d’être dans l’usure des jours qui donnerait un autre sens à la fatalité de la mort ? (Mais cela en marquant bien les 3 différences notées ci-dessus).

    Assis au bord de mon torrent, je constate que tous ces marbres, toutes ces pierres et ces graviers, à force d’être usés et emportés par l’eau de la Clarée – par l’eau de la Durance (le dur et le rance), finiront tous à la mer, à la mort – sauf les rares blocs (sur des milliers) que j’aurais choisi et emmenés comme des trésors précieux pour les restituer à leur beauté (ce qui dure et qui danse). Serait-ce dire que notre monde en son immense diversité, serait-ce que chacune de nos existences humaines (toutes aussi diverses), sont, pour beaucoup, beaucoup, des usures et finitudes en vain et à perte - immense dissipation et gaspillage – 1°. sauf les ‘éclats’ du monde que nous aurons su relever pour y voir ou pour en faire ‘œuvre d’art’, ne serait-ce qu’en admirant un ciel étoilé, un beau paysage, un chant d’oiseau, le parfum d’une fleur, la beauté d’un visage… – 2°. et sauf les temps de nos existences dont nous aurons su vivre l’usure et la finitude en y étant vivant nous-mêmes, en s’y exprimant, en s’y donnant, en aimant : non plus œuvre de mort, mais œuvre vive. En l’usure inéluctable d’exister, savoir se donner et en retourner le sens.

    Cette interrogation sensible nous ramène au premier modèle de défi de l’usure de la mort – la générosité de la reproduction chez les vivants : ‘Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul, s’il meurt il donne beaucoup de fruit’ (Jn 12,24).     Car regardons la fécondité chez les êtres vivants, chez les humains. En termes d’usure à perte ou d’usure heureuse, c’est la donnée fondamentale de la vie. Chez les humains, c’est l’usure des ovules mensuelles au ventre de la femme, qui ne serait qu’usure et dissipation vaine, sauf si un spermatozoïde vient s’unir à l’une d’elles et qu’advienne une vie nouvelle (justifiant ainsi, chez l’homme, l’usage et l’usure de ses millions de spermatozoïdes).

Ainsi en a-t-il été de la formidable croissance et profusion et diversification de la vie depuis 5Ma d’années sur terre : entre usure vaine et usure heureuse, le formidable potentiel de fécondité des plantes, telles les 26 millions de graines qu’un tremble produit par an - des graines minuscules, car plus le vent les transporte loin, plus les chances sont grandes pour que l’une d’entre elles trouve une bonne place pour grandir. Une sur 26 millions : tout l’effort des êtres vivants pour assurer leur pérennité. Les uns diront formidable gaspillage et usure à perte. Mais n’est-ce pas là l’intelligence des arbres ?
    Qu’y aurait-il alors de plus dans l’intelligence et le cœur des humains qui les disposerait à faire bon usage de cette usure de grande ampleur ? Dès lors que le prodige de la fécondité chez les êtres vivants s’avère clairement leur réponse à leur finitude, à quelle aptitude similaire-supplémentaire cette fécondité des vivants dispose-t-elle les hommes et les femmes qui ont cœur et conscience – qui ont ‘supplément d’âme’ ? Comment ne seraient-ils pas sensibles à cette victoire sur la mort qu’est cette fécondité des vivants dans une prodigalité débordante – le règne par excellence de la générosité à profusion – la magnanimité du geste en réponse à l’insolence de l’usure et la mort ? ‘L’homme est venu sans bruit’ disait Theillard de Chardin : des hommes et des femmes ayant cœur et conscience – l’homme et la femme en désir et cœur l’un de l’autre, en désir-plaisir, saisis par l’impératif de se reproduire et amenés ainsi au don l’un à l’autre par quoi leur fécondité est assurée.
Le 2 décembre dernier, Marc Dubos et Jacques Seyrig à leur arrivée en vainqueur de la Transat Jacques Vabre, avouaient que le secret de leur performance était la gentillesse l’un envers l’autre. Etonnante confidence pour ces grands sportifs en équipe : l’amabilité et l’attention l’un à l’autre.
    N’est-ce pas le même impératif de générosité et de don que l’on entend dans la recommandation de Jésus à ses disciples : ‘aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis..’ (Jn 15,13) ? S’engager, vouer sa vie, se donner à une cause, par altruisme, générosité, empathie, don de soi:
Il y a 15 ans, j’écrivais à la page 66 du site : « Le charisme de l'Abbé Pierre était-il d'un autre temps - hiver 54 ? Il nous fait prendre conscience d'une époque révolue - une époque où la générosité des êtres avait un autre sens qu'aujourd'hui, et sans doute, de ce fait, une époque où l'art avait une autre portée, un autre sens ? Nous sommes entrés progressivement dans une société d'abondance, à la fois inquiète et imbue. Mais beaucoup de ceux de la (soixantaine) et au-delà gardent sourdement enfouie, dans un lointain passé, une disposition qui était autrefois largement partagée : où ils étaient nombreux les hommes et les femmes de cœur et de courage, traversés par des moissons de générosité, celles des luttes à la guerre, dans la Résistance, celles des luttes pour les acquis sociaux, du Front populaire, des diverses militances, des communistes, des chrétiens, celles des bénévolats toutes causes, celles des ferveurs aux avancées du progrès, celles des abondances d'enfants comme grand vent de fleurs, celles des hommes et femmes qui par centaines de milliers vouaient leur vie à quelque sacerdoce : enseignants, personnels soignants, prêtres, religieuses... Autant de terres qu'on ne saurait dire être devenues ingrates parce qu'elles sont aujourd'hui délaissées - et pourtant qu'elles furent belles ! Et combien demeurent-ils de douloureux partages de sentiments à l'état discret : l'honneur de combattants, la fierté de résistants, la perplexité de communistes, le passé de sacerdoces… Combien de formes de silences, de lourds silences de la déconvenue! »

    Tout ce qui donne sens à la vie, voilà la réponse à l’usure et la finitude des jours – ne serait-ce que l’amour d’une épouse, ou d’un enfant. Ou chez le Petit Prince l’amour d’une Rose, unique, même devrait-il mourir.
    Répondre à l’usure des jours, à la misère, à la souffrance, au mal, à la mort… par cette humanité, cette bienveillance, cette grandeur d’âme, cette magnanimité à vivre, comme un défi à l’insolence de la misère et la mort, un défi à l’usure des jours – de même que la sculpture vient changer le destin de mes marbres.

    Dans notre culture occidentale, notre culture de chrétienté, cette qualité de présence humaine apparaît il y a 3000 ans dans le comportement de Moïse en Egypte, prenant la défense d’un de ses frères maltraité, et fuyant au désert où son Dieu va le renvoyer parmi les siens : ce Dieu qui se révèle à lui dans le Buisson ardent et lui dit : ‘Je suis qui je serai’, ‘Je suis avec toi allant délivrer mon peuple’. Cette scène primordiale et décisive est l’accord de deux qualités de présence, celle de Moïse en empathie des siens, celle de son Dieu qui n’est qu’existence, qui s’avère traversé et usé par ce grand amour pour les siens : non pas un dieu dans la fixité et le repos de son éternité (‘Je suis’), mais une Présence-avec, étant partie liée et partie prenante avec les hommes et femmes qu’il crée et ne cesse ainsi d’accompagner, de ‘sauver’, d’être ‘avec eux’ – ce Dieu qui ‘s’est fait chair et a demeuré parmi nous’. Ce ‘Dieu qui a tant aimé le monde’ dit encore l’Evangile de Jean.
    Depuis le vécu de Moïse au désert, la Présence de Dieu dont il prend conscience dans ce Buisson ardent, n’est pas d’abord ‘Je Suis’, l’Etre absolu, tel que la Tradition va figer ce passage biblique en l’objectivant à la 3ème personne (‘Il est’ ‘Yahvé’) : l’Etre pur totalement en lui-même, immuable. Non, car plus encore, depuis le vécu de Moïse, il entend Quelqu’un qui l’appelle, une Présence qui se nomme : ’Je’, ‘Je suis qui je serai’ (selon le sens actif de l’hébreu) – une Présence, un vis-à-vis en dialogue avec lui - une Présence brûlante, infinie, mais venue à lui et s’étant montrée – ‘Par son visage, l’autre engage ma responsabilité’ dit Lévinas – l’existence d’une Présence qui s’use comme tout ce qui existe (du latin exsistere : sortir de, se manifester, se montrer) – une Présence qui se révèle ainsi ‘avec les siens’, en ‘joie-chérissement’ des siens (tel le berger ramenant sa brebis perdue, là où Chouraqui, proche de l’hébreu, traduit la ‘joie’ du berger par ‘chérissement’ ) – une Présence toute en souffrance-empathie du monde ( souffrance au sens d’endurance, patience, tolérance comme il en est d’une cause en attente d’être résolue). ‘Dieu a tant aimé le monde’
    Alors de même que Moïse va vivre en se vouant entièrement à la cause de son peuple (le berger et sa brebis), de même se révèle l’existence et l’usure de son Dieu existant ‘en souffrance-chérissement des siens’, se donnant tout entier, et par là n’étant que Vie – son défi de la mort. Cela même que Jésus fatigué par la route, répondait à la Samaritaine à qui il avait demandé à boire : ‘ Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te demande à boire, c’est toi qui l’en aurait prié et il t’aurait donné de l’eau vive . (Jn 4,10).

    Comme Moïse au désert, n’est-ce pas depuis notre durée des jours que nous pouvons éprouver cette attente et tension d’une Présence de Dieu existant parce qu’avec nous : Je suis qui je serai’ - une Présence infinie mais en exode et en souffrance-empathie,‘joie-chérissement’ (comme le berger ramenant sa brebis) , jusqu’à l’accomplissement de nos jours – n’est-ce donc pas, depuis notre versus temps, cette tension qui nous donne de pressentir, versus éternité, la même Présence infinie, mais qui est : ‘Je suis’ – cette même Présence qui nous habite ( ‘Le Royaume de Dieu est au fond de vous’ Luc 17,22) ; ou selon les mots de Jean : ‘Dés maintenant nous sommes enfants de Dieu et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté’.
    Ce mystérieux emmêlement continuel d’exister et d’être, d’à-venir et de présent, de durée des jours et d’éternité, d’usure du marbre et de sa sculpture achevée… ‘ce qui dure et qui danse’.

(1) en 1992, Jean de Bengy, Inspecteur général à la création artistique, admirait ma démarche de sculpture et me disait : ‘à ma connaissance, je ne sais pas de sculpture semblable à la vôtre’

(2) outre cette diminution-usure qui s’accuse péniblement en vieillissant, on sait qu’il y a déjà, tout au long de la vie de nos cellules, leur suicide programmée, ce que J.C.Ameisen appelle leur‘mort créatrice’ dans son livre : ‘La sculpture du vivant’ (1999), touchant le même problème autrement.     Faut-il rappeler aussi que jusqu’à nos grands-parents, les retraites étaient courtes : l’inactivité dans le déclin de la vie jusqu’à la mort ; alors qu’aujourd’hui les retraites s’étendent sur 20-30-40 ans, (le quart de la vie) : l’inactivité indéfiniment prolongée – le pire étant le placement en Maison de retraite, la prise en charge totale, où il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre, hagard : usure passive, la pire.