20 mars 2018 : l'usure-sculpture de mes jours

20 avril 2018 : le souvenir de nos proches disparus
20 mai 2018 : l'art se rencontre
20 juin 2018 : pour une mémoire heureuse
20 juillet 2018 : chair, incarnation, corporéité
20 août 2018 : des femmes nues de Modigliani aux miennes
20 septembre 2018 : la pratique du nu féminin dans nos arts d'Occident
20 octobre : lyrisme
20 novembre : sculpter : correspondre à la réalité




 

 

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l'Aigue_vive bronze 1998 h.115cm
Jeanne d'Arc bronze 1998 h.172cm
Les deux commandes étant venues en même temps, c'est durant une semaine dans le Lubéron que j'ai travaillé les deux modèles préparatoires, L'Aigue_Vive destinée à être placée à genoux sur deux marches du tournant d'une escalier montant à la chambre, et Jeanne d'Arc destinée à l'église contemporaine Ste Jeanne d'Arc de Rouen, là où Jeanne fut brûlée. Dans cette phase préparatoire, elles ont profité l'une de l'autre, les flammes de Jeanne gagnant de l'audace et le fougue de l'Aigue_Vive, et celle-ci gagnant en tempérance de sa soeur ainée. L'une plus que nue, l'autre magnifiquement voilée.

    Ce que j’ai écrit le mois dernier sur la femme nue selon Modigliani et selon mon habitude, m’a amené, après coup, à une sérieuse remise en question de l’usage du nu féminin dans les arts, et cela jusque dans ma propre sculpture – j’en viens ainsi à constater qu’à mon insu et malgré moi, sculpteur, j’ai dû poursuivre, sans trop réfléchir, une pratique d’art à laquelle j’ai été sensibilisé et formé, en estimant que c’était celle-là qui était admirable. Et puis voilà que je m’interroge et que je doute. Merci Modigliani d’avoir osé le ‘nu nature’ de ces dames, et par là créer le choc, et rompre avec une longue tradition, et nous permettre une remise en question plus radicale de notre art du nu féminin.

    Au long de l’histoire de notre aire culturelle occidentale, longtemps les images de nus féminins furent des idoles, des images divines, de déesses, d’amulettes-porte-bonheur (je pense au Moyen Orient ancien, et je pense aux prophètes bibliques luttant contre les idoles et le culte d’Aschéra, Astarté, la déesse parèdre de Baal). Plus loin en arrière, dans la Préhistoire, depuis Chauvet, ce fut la profusion de gravures et sculptures de femmes, avec une forte ‘fixation’ sur le sexe. On ne sait qu’en penser. On constate.
    C’est en Grèce, durant la ‘période archaïque’ que l’art du nu s’est développé avec la statuaire d’hommes nus, les Kouros (type athlètes, combattants, sexualité en mineur), et ensuite, et peu à peu, les femmes, les Koré, lesquelles restaient vêtues sur le bas (sexualité cachée - telle la Vénus de Milo). Et c’est en Grèce, sur cette lancée, qu’est advenue la première audace d’une femme entièrement nue, l’Aphrodite de Cnide par Praxitèle en -550 – une telle audace et nouveauté qui fit courir les foules. ‘Vénus de Cnide’ : on parle d’un ‘type statuaire’ où le sexe est caché par la main – un type repris tant et plus par les romains. Tandis que le monde biblique perpétuait l’interdit des images, des idoles, et bientôt l’islam.
    C’est dire que l’idéal de beauté de la femme nue pousse loin ses racines dans des pratiques cultuelles du Moyen-Orient (dans une divinisation de la femme, et une fascination de sa fonction reproductrice… et du désir d’hommes), jusqu’à ce quelle devienne œuvre d’art. Là même où les historiens de l’art comme Kenneth Clark (‘Le nu’ 1956), distingue bien la nudité triviale et le nu idéal – celui-ci ayant trouvé sa forme parfaite dans cette antiquité grecque.

    Lorsque je prenais de premiers cours de sculpture à l’automne 1980, tandis que je m’attachais à reproduire dans ma terre le modèle nu qui posait, une américaine dans la fatigue de l’âge et le corps alourdi, la prof. est intervenue et de façon énergique, avec son couteau, elle a coupé dans ma terre - coupé tout ce qui dans mon ouvrage, n’était pas conforme à l’esthétique antique du nu que j’étais censé avoir en tête – car autre la nudité vulgaire de cette femme, autre l’idéal du nu. Evidemment, je suis allé chercher ailleurs un autre apprentissage du regard, en quête du vrai, et non d’un idéal passé de la beauté d’art – mais évidemment cet incident m’a alerté – c’était aux débuts de ma sculpture.
    Bien plus loin en arrière, je me revois, adolescent, dans la bibliothèque de mon père, cherchant dans son Dictionnaire Larousse en 6 vol., les pages en N/B sépia des œuvres d’art, et par là les corps nus de ces beautés féminines – cherchant à voir ce qu’elles avaient au bas de leur ventre, et indéfiniment déçu de constater qu’il n’y avait jamais rien, ni élément anatomique ni poils. C’est un ami sociologue de l’art à l’EHESS qui me faisait remarquer ce parti pris des sculpteurs de nus féminins, où par défaut de la réalité, ils exécutent un bourrelet au bas du ventre, mais rien d’autre, jamais une fente.

    Ce bref historique des représentations de la femme nu, et de ses exclusions, avec les contextes culturels et cultuels dans lesquelles elles furent pratiquées, m’amène à ces réflexions et interrogations :
    - Depuis la profusion de femmes nues dans la préhistoire (où on devine une ‘fascination’ dont ne sait que penser), et depuis l’abondance ‘d’idoles’ féminines au Moyen-Orient ancien (avec la charge de divinisation entretenue sur elles), faut-il s’étonner que dans l’idéal de la beauté féminine qui a suivi, tout au long de l’histoire de l’art, il y ait toujours quelque chose du divin, du sacré… Tel le chant de Tamino découvrant le portrait de ‘Pamina’ au début de la Flute enchantée de Mozart : « Ce portrait est un ravissement comme nul n’en vit jamais de pareil. Je le sens devant cette image divine… Je sens ici un feu me dévorer. Serait-ce l’amour… »
    - Ce qui me frappe alors, ce qui m’interroge vivement, ce sont les abstentions, les pudeurs et retenues sur ces pratiques de représentation de la nudité de la femme :
    1. En monde biblique, ce sont les interdits des images, des idoles, dans cette ancienne culture de nomades du désert où les mirages peuvent être mortels (images-mirages) : des interdits qui vont se poursuivre en Islam, et, passagèrement dans les ‘guerres iconoclastes’ de notre Chrétienté ;
    2. En Grèce, ce sont les pudeurs à dénuder la femme, alors que les hommes sont nus sans complexe (comme notre jeune héros à l’Arc de Triomphe) : le bas du corps féminin fut longtemps vêtu, et une fois nu, avec le Vénus de Cnide, elle cache son sexe de sa main (doublant ainsi la fonction de sa toison) : pudeur à cacher, protéger et garder le bas de son ventre, la part sacrée du ‘recueil de la vie’ (et secondairement sa poitrine). Rien de cela chez l’homme – puisqu’ici, l’homme est au combat, en athlète, tandis que la femme garde la maison.
    - Toutefois là où cet évitement, cette pudeur, se fausse en artifice d’art (ce qui fait que l’art est artifice), c’est, dans la nudité de la femme, l’étrange esquive du bas de son ventre, avec chez les sculpteurs un faux bourrelet, et chez les peintres l’annulation de la pilosité – si bien que chez les sculpteurs et les peintres, absolument jamais la fente, l’entrée de la vie.

    C’est à cette dernière caractéristique que je m’arrête : la pratique du nu féminin dans nos arts d’Occident, de la Vénus de Cnide jusqu’à Modigliani.
    L’avantage de la culture biblique, c’est sa langue qui n’est que concrète, et qui, de se fait, restitue toute la force et le sens des dimensions concrètes de la vie – en l’occurrence ici le corps, le corps qui se livre nu. Dans cette culture biblique où la Présence de Dieu, et par là la présence des êtres, est de toute première importance et attention, il n’y a pas de mot pour la dire, sinon concrètement, corporellement, en disant ‘la face tournée vers’, le visage, le regard… et donc, derrière la pudeur de réserve, le corps entier qui se livre, les corps nus dans leur relation amoureuse. Et voilà, qu’en monde biblique, c’est une lourde charge de sens que peut prendre la représentation d’un corps nu – voilà qui peut expliquer à la fois l’extrême pudicité des Juifs (par rapport aux Grecs – on le constate lors de l’hellénisation forcée vers -200), et l’interdit des images (autre différence des Grecs).
    A notre insu et malgré nous, dans notre accoutumance à regarder et admirer des beautés de femmes nues en art, nous estimons qu’ainsi elles sont dans leur pleine présence (‘ingénues’) et nous oublions de voir que cette nudité peut signifier aussi leur insignifiance (la mise à nu des condamnées, la nudité des femmes au bordel). Nues, leur mise à nu est ressentie comme leur perte d’identité, puisque chez tous les humains, c’est par le vêtir qu’ils expriment leur identité.
    Nues, elles se donnent, à notre envie, en pleine visibilité, aux dépens d’autres dimensions de leur être, de leur intériorité – l’invisible. (Oubliant que la réalité, selon l’astrophysicien Yves Klein, est le contraire de l’exhibitionnisme).
    Autrement dit, nues, toute la richesse et sensibilité de leur être ne concerne plus que ce qui se donne à voir – selon le mot d’ordre ‘sois belle et tais-toi’ – la pire réduction - nudité/nullité. Elles ne sont là que pour la satisfaction de notre regard, pour qu’on se ‘rince l’œil’ (en notre culture moderne de l’image).
    Nues, elles sont payées pour ça (c’est cela qui a fini par m’être insupportable en 1985 dans l’atelier de la Ville de Paris où je travaillais).
    Nues, elles doivent ‘poser’, ‘prendre une pose’ décidée par l’artiste, un ‘arrêt sur image’ où ça ne doit plus bouger - et combien, de ce fait, cela limite la diversification des ‘poses’, et donc des rendus d’art : combien de femmes assises, ou bêtement debout. Nudité figée et non pas vive.

    J’ai l’impression ici, d’ouvrir une brèche sur une banalité d’évidence que notre monde occidental aurait oubliée et perdue, tout admiratifs que nous sommes de milliers de beautés de femmes nues dans l’art, la pub, nos écrans.
    Car dans notre accoutumance, nous aurions oublié ce qui amène une femme àse livrer en se dénudant – oublier qu’elle est alors pleine présence entrant en relation avec une autre présence en sa nudité. Lorsque qu’une femme se dénude ainsi, c’est nue pour nu – c’est le vœu exhaussé de son corps – dès lors qu’il se livre tout entier dans un rapport deséduction avec la nudité correspondante de l’homme, à l’abri de son regard et rendue à ses caresses - nue elle s’expose et se livre au regard et au nu de l’aimé (ou de l’aimée) – nue, c’est le plein jeu de son corps dans cette nudité mouvante et vive, laquelle alors est strictement privée, au secret absolu de son jardin, et de préférence dans l’ombre ou la nuit.
    Mais dès qu’on expose à la lumière des nudités féminines, dès qu’on les exhibe et qu’on se complait dans leur beauté esthétique, en tant qu’œuvres d’art (ou de pub.), on se fait voyeur, on les prostitue.
    Serait-ce dire alors que, du fait de notre libéralisme occidental, notre accoutumance à admirer des nus féminins en art et se ‘rincer l’œil’ sur nos médias aurait banalisé et défraichi, désensibilisé notre pudeur, sans que nous nous en soyons rendu compte ? – comme le font les You Tube pornos.

    Toutes ces réflexions ne peuvent que remettre en question ma propre sculpture et ma propre pratique. Et c’est là que je mesure combien ma sculpture de femmes peut être ambivalente et à la limite : érotisme naïf et facile au regard des uns, ou expression de bonheur d’amour au regard des autres – ‘heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu’.

    A mon sens, s’il est une diversification et une issue à chercher dans cette ‘impasse’ (cet artifice) de la tradition occidentale de l’art du nu féminin, c’est non seulement d’ouvrir à l’expression d’une nudité aimante, loin de l’érotisme, mais c’est d’abord d’ouvrir à la diversité de l’éloquence des corps nus, comme langage. Car par rapport aux animaux, n’est-ce pas la vertu des humains que la diversité des positions amoureuses de leurs corps - la diversité de mes ‘couples’ ? Et n’est-ce pas là que la tradition d’art du nu féminin peut paraître bien répétitive et pauvre - en attente d’être diversifiée ?


Fugacité du bonheur bronze 2002