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Jeanne d'Arc au 'Ciel des miens' Rouen 1998 |
Les évangiles s’ouvrent par les ‘Béatitudes’, la ‘Bonne Nouvelle’
:
‘heureux les pauvres de coeur…, heureux les doux…, heureux les
affligés…
N’y a-t-il pas aussi une heureuse mémoire à laquelle se disposer et savoir
accueillir ? Quelles seraient alors ses qualités, son impact, sa portée ?
« Rien de précieux n’est transmissible. Une vie heureuse est un secret perdu » écrivait Jacques Chardonne. Ce secret de bonheur est-il vraiment perdu ? Non, je dirais qu’il m’a été confié – telle la promesse de l’Apocalypse (2,16) : « Au vainqueur je lui donnerai un caillou blanc (couleur de victoire) , portant gravé un nom nouveau que nul ne connaît, hormis celui qui le reçoit » : voilà ce que j’entends, plutôt que ‘perdu’, ce nom, ce secret absolument personnel et intransmissible qu’il revient à chacun de fructifier – sa mémoire heureuse. |
La mémoire est de très grande importance dans la Bible (selon le Dict.Gilliéron) : « Le souvenir est fondamentalement une démarche personnelle vers quelqu’un en vue de s’offrir à lui : ainsi Dieu vers l’homme pour le secourir, mais l’homme aussi vers Dieu pour l’assurer de sa fidélité… C’est dans les célébrations et les fêtes qu’Israël se remémore les évènements par lesquels Dieu l’avait appelé, délivré, nourri et conduit tout au long de son histoire. Il se rend en quelque sorte contemporain de ce passé, si bien que l’appel que ses ancêtres avaient entendu lui parvient maintenant, si bien qu’il est, lui aussi et maintenant, délivré, nourri, conduit par Dieu. La fête ainsi actualise le haut fait de Dieu pour y associer le célébrant ». (J’ajouterais que pour se rendre contemporain d’un événement passé, pour qu’il s’actualise dans du ‘maintenant’, ce n’est possible qu’en s’accordant à l’éternité, sinon ce n’est que du souvenir, si vif soit-il – ce n’est possible que dans la prière à Dieu). > NB. On sait que depuis 70 ans, le devoir de Mémoire de la Shoah s’est fortement imposé, dans l’enjeu d’Israël : une mémoire plombée dans le drame, et pour beaucoup séculière. Et comment ne pas y rapprocher la mémoire des chrétiens adorant leur Seigneur crucifié ? * |
Pour qu’une mémoire soit heureuse, encore faut-il que tout ce qui en nous a été frappé de malheurs et tourments soit ‘résolu’, comme on dit d’un travail de deuil, d’un travail d’analyse… : une tâche, une opération, une décantation, une clarification, un apaisement qui peut demander beaucoup de temps dans le cours compliqué de la vie – avec cette ‘matière de la mémoire’ qui est de longue durée. *
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« Sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant » disait de l’homme Michel de Montaigne. Diverses et ondoyantes mes écritures et sculptures, mes rencontres, mes amitiés et amours. Et j’avoue que dans cette diversité, entre bonheurs et malheurs, depuis longtemps j’ai fait clairement le choix d’entretenir une mémoire qui s’attache, autant que possible, à ce qui fut positif, à ce qui fut heureux. C’est ici que me revient une page très chère de mon site, p.69 : intitulée : ‘ Une mémoire heureuse’ : |
« Toi qui aspires à d'heureuses harmonies avec l'aimée de ton cœur, à vos profusions de bonheurs l'un de l'autre, toi qui es enclin au goût et cœur à vivre, même si tu balances entre désirs et manques, sensible aux beautés et suavités d'aimer et vulnérable aux langueurs, toi qui savoures la bienvenue de tes terres, tes marbres, tes bronzes entre tes mains… arrime-toi, accroche-toi, accorde-toi pleinement à tes mémoires heureuses, aux frêles traces d'harmonies de tes jours, aux moindres flammes de souvenirs, aux moindres braises, et sache alors faire la part à la compassion, au 'devoir de mémoire', et l'un dans l'autre, délaisse le noir, le gris, le brouillard, rejette l'angoisse, la mélancolie, dégage, dégage, libère-toi de la dépouille des jours, et donne à l'aventure sa chance, ose avancer des chemins inconnus, sois attentif à ce qui vient et ceux qui viennent en regardant et accueillant ce qu'ils ont d'heureux, laisse-toi gagner de la contemplation d'une source, d'une rivière, d'une aurore et d'un couchant, de bourgeons et de fleurs, laisse-toi séduire : beautés, plaisirs, désirs… tu ne sais plus, mais qu'importe dès lors que tu disciplines ton attention à ce qui va t'émouvoir de gratitudes, d'émerveillements, de prodigalités partagées - heur, bonheur, augure, croissance et amplification à venir. C'est là un choix de vie à l'opposé du climat dont on aime cultiver le bien-pensant moderne et apprécier les œuvres d'art actuelles. Et pourtant ces dispositions et cette discipline - cet art de vivre n'est-il pas la santé élémentaire de ton corps, la clarté de ton regard, la vigueur de ta voix, de ton souffle, de ton sexe, ta main, ton cœur… et par là même le meilleur de ta présence aux autres - compassion et mémoire comprises ? » * |
Qu’en est-il alors d’une mémoire heureuse de mes proches disparus ? Ce que j’écris ici m’est venu tout récemment d’une discussion avec un vieil ami visitant mon atelier - lui avec son épouse – moi dans la solitude de mon veuvage. Nous parlions d’une création nouvelle : un couple couché enlacé, un spermatozoïde pénétrant un ovule, avec pour titre les mots de Jésus avant sa mort : ‘Si le grain de blé de tombe en terre et ne meurt’ il reste seul ; s’il meurt, il porte beaucoup de fruit’ . A l’époque en Palestine, on estimait que dans la germination, il n’y avait pas continuité de la vie, mais rupture : le grain qui meurt en terre et par là une pousse nouvelle ; et de même le spermatozoïde au ventre de la femme pour donner l’embryon créé par Dieu ; et de même (selon St.Paul 1Co15,36) le corps qui meurt pour devenir, par l’œuvre de Dieu, un corps ressuscité (ce que soutenait déjà la foi israélite, deux siècles avant, avec les propos d’une mère lors du martyr de ses enfants, persuadée que Dieu allait les faire vivre, les ressusciter chair/esprit en sa Présence (2 M 7 20s)). Les siècles sont passés, et autant, pour la conception de l’embryon, la science biologique a rétabli le vrai d’une continuité de la vie, autant pour la résurrection on ne sait que penser, parce qu’il y a bel et bien mort du corps. Serait-ce alors une autre dimension qui vivrait autrement : on dit ‘l’âme’ – on dit les ‘vécus d’amour’, les ‘présences d’amour’ (‘chair/esprit’ selon l’hébreu), qui ne sauraient s’effacer, qui demeurent à jamais. Mais nous sommes en pleine inconnu. Nous voilà donc à débattre mon ami et moi : lui, réaliste, rationnel, en vieux vétérinaire, il soutient fermement que tout ce qui reste de ‘présence’ de nos proches après leur mort, ne saurait être que ce que nous projetons imaginairement de souvenirs de nos vécus avec eux. Je lui réponds : qu’il y ait présence réelle ou seulement souvenue, ce qui importe c’est de savoir rejoindre le meilleur des nôtres disparus, comme une fidélité de notre part, pour qu’ils continuent à nous engendrer au meilleur de nous, ne cessant ainsi de nous entrainer à être nous-mêmes – et ça c’est du vif et du réel de nos vies. J’ajoute, ce en quoi je diffère : je pressens, je subodore quelque réalité de ces présences des miens disparus : ils sont là avec moi, dans le vif de ma mémoire. Mais certes, je me doute ici des effets inconscients de ma longue habitude d’une mémoire heureuse, privilégiant le positif, et cependant je dois bien reconnaitre qu’il m’est impossible de savoir si ces présences des miens sont réelles ou si elles sont de mon seul imaginaire. Reste cette chance propre qui est de positiver : en l’occurrence, ici, telles des racines très profondes, ma chance d’entretenir un fond de certitude que ces présences des miens ont quelque réalité et consistance, et qu’elles sont ainsi en moi d’un réel impact, d’un ‘chérissement’ *. Peut-être que, de ma part, c’est un peu forcer en positif, en homme de foi, mais n’est-ce pas alors, grâce à ces racines, que dans le recueillement intime des miens, je me dispose le mieux à correspondre à leurs présences – lesquelles, je le redis, se recueillent seulement en mon souvenir, sans que je sache, de mon vivant, si elles sont réelles ou de mon seul imaginaire. Et je dirais qu’importe. Car c’est ainsi que ce ‘Ciel des miens’ (qu’ils soient réels ou imaginaires, mais ne pouvant être, pour moi, que recueillis dans mon souvenir, ma part précieuse intransmissible) – ce ‘Ciel des miens’ est bel et bien mon petit feu de vie qu’il m’est donné de ranimer jusqu’à la fin de mes jours , sans que je puisse savoir ce qu’il en sera à ma mort, mais sans nullement m’en soucier, puisque, justement, ayant été mis en confiance, grâce à tous ces vécus de présences souvenues, toutes ces présences de chérissement d’amour – lesquelles m’ont ainsi donné dès maintenant ma teneur d’éternité – ma ‘vie éternelle’ – ce ‘Ciel des miens’ ! Chance qui m’est donnée d’écrire cela en ayant sous les yeux la photo de mes premiers pas, à 14 mois, tranquille et décidé – amorce de ma mémoire. * * Autre ‘secret perdu’ ‘intransmissible’ : « Lequel d’entre vous, disait Jésus, s’il a cent brebis et vient à en perdre une, n’abandonne les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour s’en aller après celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée ? Et quand il l’a retrouvée, il la met tout ‘joyeux’ sur ses épaules (plein de ‘chérissement’ traduit Chouraqui au plus près de l’hébreu) , et de retour chez lui, il assemble amis et voisins et leur dit : ‘Chérissez-vous avec moi car je l’ai retrouvée ma brebis qui était perdue !’ C’est ainsi qu’il y aura plus de chérissement dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentir » (Luc 15,4s) |