20 octobre 2017 : La Vénus de la grotte Chauvet
20 novembre 2017 : Lascaux, quoi de nouveau ?
20 décembre 2017 : Un grand oui à la vie, les femmes de Modigliani

20 janvier 2018 : Eloge de l'étonnement, Zao-Wou-Ki
20 février 2018 : La Rose du Petit Prince
20 mars 2018 : l'usure-sculpture de mes jours
20 avril 2018 : le souvenir de nos proches disparus
20 mai 2018 : l'art se rencontre
20 juin 2018 : pour une mémoire heureuse
20 juillet 2018 : chair, incarnation, corporéité
20 août 2018 : des femmes nues de Modigliani aux miennes
20 septembre : (suite) la pratique du nu féminin dans nos arts d'occident
20 octobre : lyrisme




 

 

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l'accueil Ste Marine bronze 1997 h.46cm
C'est en me rendant au mariage d'une nièce à Bénodet Ste Marine que m'est venue cette femme nue dans le vent, au bonheur de ce mariage. Et c'est peu après que la représentation de Jeanne d'Arc pour son église de Rouen s'est inspirée d'elle, dans une grande robe.


    Il y a un siècle, entre 1917 et 1919, les ultimes peintures de Modigliani, sont des femmes nues, assises, couchées, séduisantes de beauté – des nus qui m’interrogent par les audaces de ce ‘pauvre bougre’ d’italien à Montparnasse : oser peindre la beauté de femmes, malgré le dédain qu’entretenaient ses collègues peintres, et plus grave, oser enfreindre la norme depuis 2000 ans, oser peindre la toison de ces beautés : en finir avec le rendu ‘mythologique’ pour rendre le ‘vrai’. (Cf ci-dessus : Modigliani, 20 du mois de décembre 2017)

« Il y a dans les Nus de Modigliani quelque chose d’infiniment provoquant, et l’on imagine l’impression des Parisiens en 1917, la première fois qu’ils aperçurent ces corps de femme exposés sans pudeur dans la vitrine de la galerie Berthe Weill. C’est que ces corps de femme ne montrent pas seulement leur nudité, mais aussi leur infini, leur vertige, le gouffre de l’âme. Ce que l’on ressent est un peu comparable à l’effroi devant un paysage sans limites » (J.M.G. Le Clézio)

    Depuis lors, un siècle est passé, et nous aimons les femmes de Modigliani comme de derniers feux d’audace : puisque les arts modernes et contemporains ont dédaigné ce ‘motif’ – excepté Nicolas de Staël dans son dernier amour fou de Jeanne – là encore des audaces ultimes.
    Ces femmes nues de Modigliani m’interrogent parce que j’ai bien conscience que ma sculpture (privilégiant nettement la femme) est venue à la suite de ces feux d’audaces de la fin 19ème et du début 20ème (ces feux issus de la Renaissance) : les femmes nues des Impressionnistes, celles de Cézanne, de Picasso, de Klimt, celles de Canova (Psyché ), de Carpeau (la Danse), de Rodin (le Baiser), de Claudel (la Valse), de Maillol, de Moore, etc…
    Comment allais-je moi-même reprendre ce ‘motif’ de la femme, de la femme nue dans ma sculpture ? Qu’est-ce qui chez moi s’est marqué d’emblée en singularité ? En 1981, ce fut ma toute première sculpture ‘semi-figurative’ : le ‘couple enlacé’ (dont la facture en marbre l’assimile aux statuettes des Cyclades). Le ton était donné, à côté de mes marbres du torrent (aux formes abstraites, caressantes et sensuelles) : aujourd’hui, par mes terres et mes bronzes, ce sont près de 200 figures de femmes seules, et bien plus encore en couple – toutes en leur éclat de bonheur, de beauté d’être aimée et d’aimer.

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    En revenant à Modigliani, on constate qu’il s’inscrivait dans une longue tradition de la sculpture et la peinture en Occident : par ses cariatides d’abord, puis par ses portraits peints, puis par ses femmes couchées nues, le motif de son art était le modèle qui pose, seul, comme l’élève l’apprend à l’école des Beaux-Arts. Il ne s’est pas risqué à des groupes, des ensembles, comme les Demoiselles d’Avignon de Picasso, la Danse de Matisse, ou les Baigneuses de Cézanne, ou les Enfers de luxure de Rodin.
    Car depuis la ‘Vénus de Cnide’ de Praxitèle il y a 2500 ans, depuis la Brassempouy il y a 18000 ans, le rendu privilégié de la femme a toujours été sa beauté en elle-même, seule, beauté nue de préférence. Toutefois on note bien qu’au long de notre Occident médiéval (jusqu’à la Renaissance), la beauté nue de la femme a été abondement rendue, mais c’était alors celle d’Eve, à côté de celle d’Adam, dans leur honte du péché – sans effusion amoureuse : la nudité en méprise de l’amour. Hors cette triste réprobation sexuelle typiquement occidentale, on trouve partout en art, et depuis toujours, la célébration de nudités féminines et de la sexualité, depuis Chauvet, la Mésopotamie, l’Amérique indienne, l’Afrique, l’Inde (Khajuraho)… ; sauf la Grèce antique où déjà on s’abstient – exceptées des céramiques homosexuelles et des peintures de bordel à Pompéi.

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    Pour un sculpteur figuratif de nos jours, tant qu’à entretenir un regard de séduction et désir sur une femme, tant qu’à en restituer la beauté nue dans sa sculpture, et plus que l’érotisme, tant qu’à s’attacher à son éclat d’être aimée et d’aimer (qu’elle soit seule ou en couple) – pour ce sculpteur aujourd’hui, comparé à Modigliani qui faisait s’allonger des beautés nues en modèles, le défi, la gageure est de rendre l’enflammement de corps nus dès qu’ils sont assemblés, dès qu’ils s’étreignent. Que l’on songe au grand scandale que provoqua ‘La Danse de Carpeaux’ en façade de l’Opéra de Paris : ces cinq Bacchanales nues dansant en riant autour du Faune. Même le Baiser de Rodin reste très pudique, bien en deçà de l’enflammement – ou le chaste baiser de Psyché par Canova – l’un et l’autre sévères et retenus.
    Dans une telle gageure, pour un sculpteur aujourd’hui, il faut délibérément oser, et se jeter dedans avec son vécu. Car en la matière, il n’y a que les vécus d’audace qui peuvent aboutir, comme les amours malheureux de Claudel et Rodin, leur facture d’Enfer et de tensions dramatiques ; par eux, à leur insu et malgré eux, remontait leur héritage culturel et s’impulsait le ‘dantesque’ d’époque qui, malheureusement, avec l’art, s’est poursuivi jusqu’à nous.
    Car ici il faut bien le reconnaître : nous sommes encore du long héritage culturel de Chrétienté, avec le sombre Péché originel qui aurait été, de la part de nos premiers parents, Adam et Eve, de tomber amoureux l’un de l’autre et de s’unir (quelle calamité abominable !) – et par là ce même modèle d’art indéfiniment répété de leur nudité distante, malheureuse et coupable – tout cela aggravé par la dramatique d’avoir été sauvé de ce triste Péché originel par la mort en croix du Christ, et par la Religion de la Croix qui s’en est suivie (calamité de calamité). Puisque donc je suis de cette formation culturelle, mon parti pris a été d’emblée, délibérément et clairement, d’exprimer, par ma sculpture, la version opposée de cet héritage calamiteux : exprimer le bonheur d’aimer et d’être aimé en nos corps. Et puisque dans ma corporéité d’homme, dans mon désir et ma séduction, mon vis-à-vis privilégié est la femme – voilà que ma sculpture reprend indéfiniment les diverses expressions de cette beauté de la femme aimée et aimante – cette beauté nue.
    Je reconnais alors que j’ai dû bénéficier des audaces de Modigliani avec ses femmes nues, pour oser aller un peu plus loin et sculpter ces mêmes beautés, mais désormais des femmes nues empreintes d’amour ou enlacées d’amour, (sans tomber pour autant dans l’érotisme, là encore à l’école de Modigliani).

    Ce faisant qu’est-ce que j’apporte en plus ? Par différence avec Modigliani, il me semble que la beauté du corps nu de la femme ne doit plus être là seulement, comme un motif esthétique que l’artiste se permet de faire poser en modèle et de traiter par sa peinture (comme on ‘prend’ en photo – cette trop facile habitude de prédateur, née il y a un siècle et qui s’est généralisée depuis). Car pour moi, qu’importe si je n’ai pas de modèle qui pose, puisque je travaille de mémoire – pour moi, tant qu’à restituer une beauté nue, il revient à cette nudité féminine d’entrer dans le plein jeu de sa chair nue séduisant l’homme et s’unissant à sa chair nue correspondante. J’empoigne ce relationnel. Je donne plein sens à ces nudités l’une pour l’autre. Plein effet des désirs en jeu.
    (N.B. A mon sens, pour être sculpteur, plus que d‘apprendre l’anatomie des corps, c’est l’allure des êtres qui importe, leur comportement, leur disposition intérieure).
    Dans cette façon de voir et de rendre la beauté d’une femme (façon qui tranche avec des millénaires d’habitudes de l’art), le résultat sera sans doute similaire à la façon classique (et moi-même comment ferais-je mieux que Modigliani ?), mais le sens est différent (il suffit ici de lire mes titres qui expriment le plus souvent du relationnel). Car ces femmes venues de mes mains apparaissent ‘prises’, déjà ‘prises’ et ‘vouées’ à leur amour (même si elles sont seules, car potentiellement, elles sont aimantes et aimées d’une présence qui les hante). Je romps ainsi avec la ‘Tradition’ de peinture et sculpture, qui fait poser un modèle seul, une femme nue pour sa seule beauté esthétique (‘sois belle et tais-toi’), et cela pour la seule satisfaction des voyeurs de l’œuvre peinte ou sculptée qui en résulte (puisque tout ça se paye et se monnaye) : on sait le grand succès de la Vénus de Cnide (la première femme sculptée nue dans la Grèce antique), on sait le scandale de l’exposition des premières femmes nues de Modigliani, insupportables parce ‘qu’on voit les poils’, on sait le scandale de l’Olympia de Manet en son regard provocant - autant d’exhibitions de beautés féminines, qui semblent ‘bonnes à prendre’, offertes comme des putains.
    Autrement dit, pour autant que ma sculpture tente de référer la beauté nue de la femme à son partenaire (pour autant que j’ose restituer Eve éprise d’Adam, ou l’humain créé ‘homme et femme’ à l’image de Dieu), de ce fait j’impose naturellement une retenue au spectateur, un empêchement de ‘se payer’ cette beauté nue, de la ‘prendre’ comme on prend en photo, comme on se rince l’œil et se paye une prostituée.
    Venue de mes mains, autant que possible, il m’importe de la rendre libre, accomplie en sa nudité – son ‘Paradis’ – jusqu’à cette toison qui est naturellement son ‘jardin d’amour’.

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Lors de ma grande exposition à Beaugency en 2010, devant la longue série de sculptures féminines, une jeune femme, très admirative, me dit : ‘Comment vous faites pour avoir tant d’idées ? – Ce n’est pas une affaire d’idées, c’est d’avoir vécu. C’est à la quarantaine que je me suis adonné à la sculpture, et dés lors, tout ce que j’ai pu connaître de la diversité des attraits et séductions de la femme, de ses bonheurs avec l’homme… m’est venu naturellement. On ne saurait inventer tout ça à vingt ans.’

En 2007, sur le livre d’or :

Qui du sculpteur ou de l’amoureux l’emporte