20 mars 2018 : l'usure-sculpture de mes jours

20 avril 2018 : le souvenir de nos proches disparus
20 mai 2018 : l'art se rencontre
20 juin 2018 : pour une mémoire heureuse
20 juillet 2018 : chair, incarnation, corporéité
20 août 2018 : des femmes nues de Modigliani aux miennes
20 septembre 2018 : la pratique du nu féminin dans ma sculpture
20 octobre 2018 : lyrisme
20 novembre 2018 : l'unicité des êtres - leur unicité relationnelle
20 décembre 2018 : correspondre à la réalité ... ou n'en faire qu'à sa tête
20 janvier 2019 : éloge de l'attention




 

 

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La Bléone marbre 1983
unique,
la rivière de ma mère à Digne

    Le je et tu de l’échange entre êtres humains , depuis le sourire, les caresses et les mots doux de la mère et du père à leur nouveau-né, jusqu’aux regards, gestes et mots d’estime entre adultes – ces échanges entre humains sont uniques, nullement interchangeables – des échanges en altérité, où l’un est soi (unique) parce que l’autre est autre (unique) – parce que les présences qui s’échangent en ces visages sont à nulle autre pareilles. Telle est la prodigieuse diversité des milliards d’êtres humains, où morphologiquement, chaque visage est singulier, et a fortiori chaque dimension intérieure de ces hommes, femmes, et enfants, leur ressenti, leur intelligence, leur vécu, leur âge. C’est donc dire, à la base de notre humanité, ce relationnel en je et tu – en autant de regards, de mots, d’écoute, de sentir… où s’exprime la singularité, l’unicité les uns des autres.

L’unicité tient du latin ‘unus’ (un, seul, unique) : caractère de ce qui est unique. Comment ne pas penser à la Présence de Dieu ?

La relation d’altérité est la base de l’unicité, à commencer par la relation originelle d’homme et femme, hétérosexuelle : la femme pour l’homme, puissance du désir, à la fois toute proche et familière, et toute autre pour lui, radicalement mystérieuse, insaisissable, énigmatique… Si bien que père et mère, ils engendrent l’enfant lui aussi différent (et non un clone) – cet enfant qui ne deviendra lui-même (unique) que séparé, autre que sa mère.

L’unicité a pour synonymes : inédit, neuf, nouveau, sans précédent // personnel, différent, innovant, inventif, singulier // bizarre, atypique, curieux, étonnant, étrange, excentrique, particulier, pittoresque (autant de valeurs appréciées dans les arts modernes) // fantaisiste // anticonformiste, bohème, marginal….

Elle s’oppose à l’uniformité : cette contrainte des régimes totalitaires, de l’Armée, de l’Eglise… à des êtres vêtus du même uniforme, rendus communs (communisme).

Elle renvoie à l’original : (de ‘orient’ : l’est, pays du levant : se lever, naître) // qui émane directement de l’auteur, qui est la source et l’origine première des reproductions // qui a sa marque propre, unique // qui s’exprime d’une manière qui lui appartient en propre (d’où la nuance péjorative : bizarre, excentrique… telle la marque subjective de l’artiste appréciée dans les arts modernes et contemporains).

Elle exprime aussi le singulier… (du latin singularis : seul) // individuel, particulier, distinct : ce qui n’est pas conforme à l’ordre commun, exprimant le caractère unique, particulier de la différence… Sachant que seul le singulier ouvre à l’universel…. depuis Dieu seul.

Elle advient avec la reconnaissance de l’individu, laquelle caractérise notre modernité, ainsi que l’évolution de la foi biblique qui est passée d’un Dieu communautaire à un Dieu personnel et intériorisé, recueilli au cœur du fidèle – c’est dire un Dieu unique.

N.B. ‘Michel’, ‘Qui est comme Dieu ?’ : ce nom qui m’habite, en défi et interrogation, en quête incessante de l’unicité sans pareille du fin fond des êtres, de leur altérité.

*

    En remontant les rives pierreuses de mon torrent des marbres, patiemment, je cherche jusqu’à trouver et choisir un bloc qui a un peu d’allure et que je devine comme une promesse d’aboutir à une belle œuvre sculptée. A cet état naturel, elle est unique en puissance parmi les milliers de pierres et graviers qui ont déboulé de la montagne, charriés par le torrent, avec quelques rares blocs de vrai marbre que je reconnais à leur cristallisation, avec leurs chamarrés singuliers de veinages. Dans le quelconque de la nature, cette unicité potentielle m’invite à la reconnaître et la faire émerger. Comme parmi les enfants, celui que l’institutrice accueille dans sa classe, et avec qui elle saura échanger dans son unicité, et par là l’enfant épanoui et heureux d’apprendre – l’enfant venant à son intelligence propre.
    Voilà donc qu’avec cette donnée brute de la nature, ce galet de marbre du torrent, va s’amorcer un échange où il m’importe de m’accorder, de correspondre à une beauté latente, en attente d’être rendue à elle-même. Virtuellement unique elle m’est donnée à l’état brut, unique elle pourra ressortir de mes mains, serait-ce sous mes inflexions personnelles de sculpture qui l’apparentent à mes autres marbres.

    En 2012, j’écrivais déjà sur mon site, p.77
    Unique tu es née du flanc de la montagne, en ta cristallisation et tes veinages de marbre. Unique, le torrent t'a roulée dans son lit, en ses abondances et remous à te rompre, sa patience à t'éroder, ses chants et fantaisies à t'user et te caresser jusqu'à ta forme première et sauvage qui me fut donnée. Unique mais enfouie et comme abandonnée je t'ai découverte et dégagée des gravats et de ta gangue : beauté brute, latente, chargée de promesses. Unique parmi d'autres, pourquoi t'ai-je choisie ?
        "Comme le lis parmi les ronces, ainsi ma bien-aimée parmi les filles." (Cantique des cantiques)

    Unique fut alors ma longue séduction à te prendre en main et te sculpter jusqu'à te rendre à toi-même dans ta fière allure à nulle autre pareille. Unique notre singulière aventure : l'aisance et l'habileté que j'ai connues avec toi.         "Soixante sont les reines, quatre-vingt concubine? et les jeunes filles sans nombre ; unique est ma colombe, ma parfaite". (Cantique)

    Unique à jamais tu demeures, parce que tu ne saurais être reproduite, secrétant de ce fait une aura de recueillement et de contemplation, selon les mots du sage :"l'unique apparition du lointain, si proche qu'elle puisse être" (W.Benjamin). Qu'importe alors que tu sois comparée à d'autres de mes sculptures estimées plus singulières par leur beauté ou magnificence. Je craindrais plutôt l'atteinte à ton unicité lorsque te voilà exposée, exhibée et par là dévaluée, et pire, lorsqu'on risque d'oublier ton allure sculpturale au travers d'une photo ou sur le net... : toi qui es sculpture, toi qu'on saisit dans l'approche et le regard, le long regard, la prise en main et la caresse. Unique entre toutes tu es devenue par les coups de cœur que tu as suscités, ceux-ci te gardant dans leurs rêves et celui-là t'ayant choisie et acquise, et quoiqu'il en soit, secrète, précieuse et à jamais intime en ces appropriations.
        "Monbien-aimé est descendu en son jardin, aux parterres embaumés, pour pâturer dans les jardins, et pour cueillir les lis" (Cantique)

*

L’unicité des ‘galets de marbre’ de mon torrent :

    C’est une chance que les morceaux de marbre, gros et petits, que je choisi dans ce torrent de la Clarée soient aussi divers de formes et veinages : tout d’abord, en amont, ce sont des restes, des débris de grands blocs rocheux marbriers déboulés du flanc de la montagne et éclatés en arrivant dans le torrent à 100m en contre-bas ; ensuite, ces marbres étant de cristallisation friable, sensibles aux assauts de l’eau, le torrent a beau jeu de venir ‘se régaler’ à les entamer, les émousser et affouiller, les creuser, les transporter, les rouler… jusqu’à les laisser lamentablement échoués sur ses rives parmi des milliers d’autres épaves de roches, pierres et graviers… jusqu’à ce que mon regard s’en émeuve, que ma main s’en éprenne, puis l’outil à l’œuvre. Uniques.
    Autres les galets de la plage de Baie de Somme (à Cayeux, cailloux, où j’ai sculpté mes marbres) : on pense, par erreur, que ces jolis galets ronds, résultent de l’érosion de la mer, alors qu’en réalité ce sont les entrechocs et frottements entre eux qui ont opéré, du fait d’être brassés par les vagues et par les roulis profonds de la mer – ainsi sur la plage, le déferlement d’une vague après l’autre, dans un grand fracas typique des claquements de milliers de galets entre eux. Sachant encore que ce mode singulier d’usure, si violent soit-il, ne s’opère que très très lentement, dégageant un sable très très fin, parce que par différence avec mes marbres du torrent friables et vulnérables à l’eau, il s’agit, depuis les falaises de Normandie, de rognons de silex arrachés de ces falaises et extrêmement durs et résistants à être usés ; mais c’est bien le mouvement même d’entrechocs et de frottements les uns avec les autres (ne dit-on pas de même des bienfaits des relations amortissant nos angles ?) - mouvement qui contribue à les rouler et user en boule, à les rendre peu à peu d’une forme ronde ou ovoïde répliquée par milliards. Uniformité contre unicité.
Les galets de la plage, de petits chefs-d’œuvre achevés de la mer. Les galets de marbre de mon torrent : bienvenu au sculpteur.

*

    Ainsi me furent donnés les marbres entre mes mains, ma sculpture première. Puis plus tard, et sans lâcher les marbres, me vinrent les terres à modeler – ces quelques 400 terres dont les meilleures aboutirent à une centaine de bronzes, les cristals, la fontaine de la gare de Marseille, la Jeanne d’Arc de Rouen, etc, etc.
    Or là ma démarche s’est faite classique, ordinaire, commune à celle de bien d’autres sculpteurs, tant ceux qui modèlent dans de la terre informe ou du plâtre, que ceux qui taillent dans la matière homogène d’un parallélépipèdes de pierre. Là, dans mes modelages de la terre, je n’avais plus ce qui fait la différence de ma sculpture des marbres, leur originalité, leur unicité : l’aboutissement de mon dialogue avec la forme sauvage donnée par le torrent, sous ses veinages issus de son métamorphisme : donc une forme/matière ayant sa personnalité, me résistant et attendant que je sache y correspondre et la rendre à elle-même dans sa beauté latente. Autrement dit, avec chaque nouveau bloc de marbre, dans son unicité, savoir en faire émerger la beauté, si bien qu’en résulte des sculptures absolument uniques – mes quelques 120 marbres.

    En 1992, cette unicité de démarche m’était vivement exprimée par un grand connaisseur, Jean de Bengy, Inspecteur général de la création et des enseignements artistiques : ‘vous savez deviner l’intérieur du marbre que les autres ne voient pas, le rejoindre et le faire ainsi ressortir. A ma connaissance, je ne sais pas de sculpture semblable à la vôtre .

    Toutefois cette habitude de la sculpture des marbres étant acquise (chaque fois une donnée nouvelle sans répéter les précédentes) qu’allait-il en être en étant aux prises avec une simple motte terre, sans aucune potentialité ? Si l’unicité de l’échange avec le bloc de marbre n’était plus possible, il restait de cette habitude acquise, mon souci d’ouvrir chaque fois une forme nouvelle, sans répéter les formes précédentes. Mais comment éviter que vienne s’entretenir mon empreinte d’homme, et par là de la répétition : la marque de mes préférences, mes habitudes… - soit clairement, chez un homme habité de désirs et d’altérités, d’unicités, le plus heureux de ses aspirations et formes d’expression, le plus vif de son langage : le rendu de son relationnel avec la femme, ses rêves et représentations de la femme aux bonheurs d’être aimée et d’aimer – cette positivité latente que j’aime créer.

    Et il est vrai que de ce fait, ma sculpture se répète quant à exprimer indéfiniment la femme… mais malgré cela, dans un renouvellement et une diversification constante : car en poursuivant ce seul rêve de la femme, voilà que ses allures se présentent diverses, multiples, infinies, comme autant de bonheurs où je ne pouvais répéter. Tant et si bien que mes sculptures venues de la terre glaise (comme Dieu modelant son Adam ), que ce soit sous formes figuratives ou sous formes abstraites – ces sculptures restituent quelque chose de l’unicité multiple de la création humaine. Et cela plus encore, dans mes créations d’homme et femme à l’image de Dieu : les couples, accouplements et harmonies où la diversité des positions amoureuses est une caractéristique de notre humanité, par différence avec les animaux.

    C’est donc dire qu’avec l’informe initiale des terres à modeler, elle a toujours beau jeu ma quête incessante de ne pas répéter – n’en déplaise aux marchands de l’art qui préfèrent des artistes dont la facture reste constante et bien répétitive, pour mieux se vendre (pour que le client reconnaisse bien le ‘tic’ de l’artiste, son ‘originalité’ devenue l’inverse de l’unicité). Car telle est la surprise de ma sculpture, amplifiée par les marbres : elle procure une découverte, un étonnement renouvelé à chaque nouvelle pièce – quelque chose qui approche des visages humains toujours singuliers, uniques.

    En 2014, j’écrivais sur mon site, p.68
Tous les amants du monde tiennent en grande estime le Cantique des cantiques, du moins tous ceux qui ont la chance de le connaître. Tous rêveraient de pouvoir se parler de même et l'écrire, le redire en souvenir et se raconter leur relation aimante, les bonheurs et langueurs de leurs cœurs et leurs corps, avec les mots justes, simples, directs, les mots imagés, allusifs, poétiques. "J'entre dans mon jardin, ma sœur, ma fiancée, je récolte ma myrrhe et mon baume, je mange mon miel et mon rayon, je bois mon vin et mon lait." (Cantique 5,1).
Si tel est dans nos vies l'une des formes les plus désirantes du langage des mots, pourquoi le langage de la sculpture ne se laisserait-il pas entraîner en ce même désir d'exceller à rendre cette langueur et ce bonheur des jours, à faire chanter cette relation aimante ?