20 octobre 2017 : La Vénus de la grotte Chauvet
20 novembre 2017 : Lascaux, quoi de nouveau ?
20 décembre 2017 : Un grand oui à la vie, les femmes de Modigliani

20 janvier 2018 : Eloge de l'étonnement, Zao-Wou-Ki
20 février 2018 : La Rose du Petit Prince
20 mars 2018 : l'usure-sculpture de mes jours
20 avril 2018 : le souvenir de nos proches disparus
20 avril 2018 : l'art se rencontre
20 avril 2018 : pour une mémoire heureuse
20 juillet 2018 : chair, incarnation, corporéité
20 aout : des femmes nues de Modigliani aux miennes
20 septembre : (suite) la pratique du nu féminin dans nos arts d'occident



 

 

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andalouse bronze 2017 h.41cm


    La pesanteur de mes marbres en leur matière dure, et leur élan de vie, leur légèreté de forme. La charnalité de mes bronzes dans leur surface brute de patine rouge sombre, et leur montée en lumière dans le lisse de couleur or. Les expressions de la vie, indéfiniment reprises avec force, par centaines, dans mes formes féminines et leur bonheur d’aimer – leur sensualité, clairement d’homme et femme. S’il y a un trait caractéristique de l’ensemble de ma sculpture, s’il y a une constante depuis ses débuts il y a 40 ans, c’est qu’on m’y voit aux prises avec les enjeux de la chair, c’est-à-dire de l’incarnation de l’amour et de la corporéité éloquente des présences. A mon insu et malgré moi, c’est toute une imprégnation biblique qui s’est ainsi exprimée, toute une libération du meilleur de cette profonde expérience et sagesse d’humanité, laquelle (via la Chrétienté) est le fond de notre culture occidentale, nonobstant la marque gréco-romaine qui, elle, reste bien malhabile avec la chair et la corporéité (exceptée la sculpture). Voilà ce que je vais essayer, pour la première fois, d’expliquer, de résumer.

l’unité-altérité chair/esprit, terre/ciel

    La façon de parler biblique est toujours concrète. Pascal dit que l’homme est un ‘roseau pensant’ ; la Bible l’appelle‘Adam’ : la terre (la poussière) formée par Dieu qui en fait un ‘être vivant’ en y ‘insufflant une haleine de vie’ : voilà l’homme, modelage terreux qui a du souffle. Cette unité paradoxale chair/esprit : une même réalité qui est chair, vue de l’extérieur, et esprit, vue de l’intérieur. Autrement dit, la terre s’accordant au ciel, de même que la Bible se représente Dieu se faisant proche dans sa Présence incarnée, sa face, sa parole, son humanité…
    Ici donc, loin du dualisme grec, c’est une unité qui ne cesse de se chercher, entre extérieur et intérieur, terre et ciel, immanence et transcendance, telle la réponse de Jésus : « le Royaume de Dieu ne se laisse pas observer, et on ne saurait dire ‘le voici, le voilà’, car le Royaume de Dieu est au fond de vous » (Luc 17,22).
    Ici donc on est loin de l’opposition entre éros et agapè (l’amour charnel et l’amour de charité), typique de l’anthropologie grecque – nullement biblique - preuve : l’hébreu, langue concrète, pour dire l’amour de Dieu, dit son utérus (son ‘matriciel’ selon Chouraqui) - Dieu aimant de toutes ses entrailles.

en l’homme et en Dieu, le relationnel mâle et femelle

    Du monde biblique, à cause de sa langue sémitique concrète, il convient donc de penser l’unité-altérité 1. de la chair/esprit (qui est notre réalité), 2. du terre/ciel (qui nous habite), 3. du temps et de l’éternité (qui nous traverse), 4. de nos pesanteurs et aspirations profondes, etc. Mais de ce même monde biblique, concrètement, c’est d’abord et avant tout un mode relationnel vécu dans la différence entre homme et femme : charnellement, la sexualité, la coupure (sexe = coupé), cette dualité basique que Dieu, dans la Genèse, crée après toutes les espèces vivantes (sexuées), mais qui chez l’homme (en son unité chair/esprit), ne ‘réplique’ pas ces espèces animales, car elle est à même d’être amour en réplique de Dieu, elle tient directement de lui (au pluriel), tel qu’il est lui-même relation, amour. Ce point est essentiel - il faudra y revenir.

    Dans la Bible, il y a divers récits et expressions de l’amour d’homme et femme – j’aime spécialement la poésie du Cantique, j’aime les aveux d’Osée, l’amour discret de Jésus et Marie de Magdala. Mais de la Bible, on retient d’abord la création d’Adam et Eve au début de la Genèse : soit en réalité deux récits différents qui racontent cette création du ‘terreux’, homme et femme. (N.B. J’adopte ici la traduction de Chouraqui, proche de l’hébreu).

    # Premier récit (où Dieu est écrit Elohim) : au 6ème jour de la création, comme à son apogée, après les animaux :

« Elohim dit : ‘Nous ferons Adam – le Glébeux (Adama, la terre) à notre réplique, selon notre ressemblance (…) Elohim crée le glébeux à sa réplique, à la réplique d’Elohim il le crée, mâle et femelle il les crée…’ …Soyez féconds et multipliez…. » (Gn 1,26-28). (On note que la traduction habituelle oublie le présent et n’est qu’au passé : ‘Dieu créa)

    Ici donc d’emblée une création terreuse (Adam), une charnalité et corporéité d’homme et de femme : ‘mâle et femelle’, telle la relation sexuelle de tous les vivants, mais ici elle vient en réplique du ‘nous’ de Dieu, comme pour l’intégrer à sa réalité relationnelle - Dieu, comme langage, est dialogue, conversation.
    On note aussi que cet acte créateur vient d’abord au futur(‘Nous ferons l’homme’), puis au présent (‘Elohim crée l’homme’) – nullement au passé : un acte créateur, une présence créatrice continuellement au présent et à venir (tel que le dira Jésus : ‘Mon Père travaille toujours et moi aussi je travaille’ (Jn 5,17)

    # Deuxième récit (où Dieu est écrit Yahvé) : ici l’homme est créé en tout premier, en geste laborieux du potier (différence avec le 1er récit) ; mais il est créé seul, signifiant ainsi son appartenance à Dieu, jalousement appropriée, dans ce seul relationnel, ‘enfant de chœur’, sans être distrait dans un relationnel à du femelle, sans être sexué comme les autres espèces vivantes :

    « Yahvé Elohim forme le glébeux – Adam, poussière de la glèbe – Adama. Il insuffle en ses narines haleine de vie : et c’est le glébeux, un ‘être’ vivant » (concrètement ‘une gorge vivante’ – cf. 20 du mois nov 2009). (Gn 2,7).

    C’est ensuite seulement, comme pour se rattraper d’un manque et parce que l’homme s’ennuie, que Yahvé lui adjoint Eve (‘Il n’est pas bien pour le glébeux d’être seul, dit Yahvé, je ferai pour lui une aide contre lui’) ; alors il plonge le glébeux dans le sommeil, prend une côte et ‘la bâtit en femme’ (autre œuvre laborieuse).
    Là donc dans ce deuxième récit, ça devient compliqué : la femme comme une donnée d’humanité moins évidente et seconde, par défaut, superfétatoire, auxiliaire : ‘une aide contre lui’… à la différence du premier récit où d’emblée c’est la création de l’homme ‘mâle et femelle’, fonctionnant en pleine parité, en réplique du relationnel de Dieu. Preuve ce qui s’en suit : cette liaison dégénère vite en raté… la femme se laissant séduire et séduisant l’homme (soit le ‘péché sexuel’,‘péché de chair’ selon St.Augustin, que le Christianisme appellera ‘Le Péché originel’ !)
    Autre différence : on note, dans le premier récit, qu’au soir de ce 6 ème jour, alors qu’aux jours précédents, le créateur se réjouissait (‘Dieu vit que cela était bon’), avec l’homme et la femme, il ressent un ‘c’est très bon (‘un bien intense’) – avec le 2ème récit, la catastrophe.

    Outre cette positivité du premier récit, j’insisterais à dire que, malheureusement, c’est ce récit optimiste qui est resté moins connu, sinon méconnu, lui qui place d’emblée l’homme et la femme en pleine parité, en pleine réussite relationnelle à l’image du relationnel en Dieu. Par contre, c’est le deuxième récit qui s’est incrusté dans nos imaginaires : ce récit où la femme est subalterne, et la tentatrice d’où est venu le péché… avec cette sombre histoire d’arbre au fruits défendus, et de serpent, dont l’iconographie nous ressasse indéfiniment le triste modèle d’Adam et Eve.`

l’altérité homme et femme, dans leur unité-altérité chair/esprit

    Autant le dualisme grec entretient une rupture, une barrière : on ne saurait passer de la corporéité à la psyché, ça n’a pas de sens, de même qu’on passe mal de l’homme à la femme, sinon en se dégradant. (C’est dire aussi qu’il ne saurait y avoir de ‘dimension céleste’ des corps, de leur éternité, leur résurrection). Au contraire, selon l’anthropologie biblique, du fait de l’unité singulière chair/esprit, il résulte que la création d’Adam ‘mâle et femelle’ s’avère ‘en réplique’ de Dieu et non plus tels les animaux. Car ici le désir sexuel prend une portée inédite, parce qu’il tient d’une altérité homme et femme bien plus complexe, du fait qu’elle est vécue en leur dimension chair/esprit – leur charnalité-pesanteur et leurs désirs-aspirations d’infini. Chance-exigence : ces tensions, ces creusements profonds d’inconnu et de mystère, ces interrogations sans fin, ces puissants désirs et appels d’amour.

des présences incarnées, corporelles

    S’il y a altérités vives et appels d’amour en culture biblique, c’est qu’il y a relation de présences dans la corporéité des êtres, dans leur incarnation, leur chair/esprit. La langue hébraïque n’étant jamais abstraite, pour dire la ‘présence’, elle dit, (expérimentalement, phénoménologiquement) : la face qui se tourne vers soi, le visage, le regard, l’écoute… - ce visage dans lequel la présence se donne et est éprouvée : tel le psaume 26 : ‘C’est ta face, Seigneur, que je cherche, ne me cache pas ta face’ . Ou encore : ‘Fais luire ta face sur ton serviteur, sauve-moi’ (Ps 31). Tout ici est chair et incarnation… tels les chérissements pour dire charnellement la joie. Sans doute est-ce seulement par ce vécu, cet expérimental de la Présence, et par cette langue concrète qu’on peut mieux comprendre le sens et la portée de l’Incarnation de Dieu, de Dieu qui s’est fait homme, qui s’est fait chair.

(Mais cela nous renvoie, dans notre 20ème siècle d’art moderne, au débat du discrédit du figuratif, de la figure (et de la beauté féminine) – oubliant que si la Loi biblique interdit les ‘images’ (c’est-à-dire les idoles) ; elle n’incite pas pour autant à l’abstraction, puisque l’hébreu n’est jamais abstrait – ‘Montre-moi ton visage…’ – nous voilà donc entre Rothko et Chagall.)

terre à terre > terre à ‘Ciel’

    Si je reviens à mon geste de sculpture aux prises avec ces réalités paradoxales que j’essaie d’exprimer – sans doute ‘hors des sentiers battus’ : il résulte de cette anthropologie biblique, qui est à la fois dans le concret des présences, dans leur corporéité, leur incarnation, et dans leurs immensités d’altérité, soit d’une part l’unité chair/esprit (terre/ciel) et d’autre part la relation sexuelle homme et femme – il résulte pour moi un réalisme très fort, un pragmatisme, une efficacité créatrice exceptionnelle. Car évidemment, s’il n’y a pas plus terre-à-terre que quand je suis aux prises avec une motte de terre, en même temps, il n’y a pas plus ‘terre à ciel’, profondeur de ciel. De même lorsque mon regard, lorsque ma main se laisse éprendre à contempler un visage aimé, à caresser un corps. (Voir l’un des 1ers textes de mon site, p.4)

‘Jour de fête’

    Dire la présence, c’est dire le présent, l’aujourd’hui (et la présence attendue, espérée, à venir *), et, d’autre part, c’est reconnaître cet aujourd’hui et cet avenir espéré comme un présent, un cadeau, une grâce, une profusion de fête. Nous voici alors amenés à reconnaître, de cette Création venue de Dieu, ce qui est donné là maintenant, aujourd’hui(‘Elohim crée l’homme’) et ce qui vient(‘Nous ferons l’homme à notre image’) : présent et à venir. Tel que Yahvé se révèle à Moïse dans le Buisson ardent : ‘Je suis qui je serai’ (Ex 3,14). Tel que Tagore l’exprime à son Dieu : ‘C’est ainsi que la joie que tu prends en moi est si pleine, c’est ainsi que tu es descendu jusqu’à moi, O Seigneur ! maître de tous les cieux, si ne j’existais pas, où serait ton amour ?’ (Offrande lyrique 56).

    Or, toujours selon la Bible, le même Créateur est d’abord Sauveur – rejoignant ainsi le geste du sculpteur contribuant à ‘sauver le monde’ par la beauté – tel « le berger ayant trouvé sa brebis perdue, et l’emportant tout joyeux sur ses épaules » (tout en chérissement, traduit Chouraqui),et retrouvant ses amis il leur dit ‘réjouissez-vous avec moi »(‘chérissez-vous)C’est ainsi qu’il y a plus de joie dans le Ciel (plus de chérissement) pour un seul pêcheur qui se repent… » (Luc 15,7)

    Clairement ma sculpture est quelque peu de cette fête : une heureuse célébration dans mon désir et mon émerveillement de la femme – la femme en son bonheur d’être aimée et d’aimer. ‘Jour de fête’.

    * c’est par le souvenir que les présences du passé, celles de nos proches disparus, deviennent présentes, dans notre présent. Depuis notre temps, l’éternité n’est que présence ou attente espérée.