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20 novembre 2020 : ma sculpture ! une sensibilité singulière à la lumière
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Rosace ext. ND de Paris
L'Europe des cathédrales
Georges Duby

    « Lorsque dans la nuit de ma chambre d’enfant, je rêvais sur les grains de poussière qui entraient, graines de lumière, dans le rayon invisible du soleil filtré par l’entrebâillement du volet. Lorsque j’apprenais les mariages et contrastes d’ombre et de lumière dans les claires masses rocheuses de Provence et la houle sombre de ses bois sous le vent. Lorsque je goûtais du soleil d’hiver sa douceur des premiers jours du monde. C’étaient bien les beautés du corps par la magie de la lumière qui les flatte en y prenant ses ombres et ses éclats. Les corps qui révèlent la lumière. Le toucher des corps qui révèle leur douceur. Et le secret de la sculpture qui est d’entreprendre la matière pour son heureuse venue au jour, son heureuse venue aux mains – venue au monde. »

*

    Écrit au début de ce site (en 1987), ce résumé de ma sensibilité singulière à la lumière mérite quelques explications, quelques comparaisons. Spécialement avec les enjeux de la lumière qu’illustre ici le vitrail de la grande rosace de Notre Dame de Paris.
    Georges Duby, dans son Europe des Cathédrales, au chapitre ‘Dieu est Lumière’, explique longuement l’œuvre de Suger, l’Abbé de Saint-Denis qui, en reconstruisant son Abbatiale, en 1240, innovait dans cet ‘art nouveau’ devenu le modèle des cathédrales gothiques. Toute la performance de la pierre (et du vitrail) consistait pour lui à capter et à faire valoir au maximum la lumière – comme une prière de lumière. Suger, moine clunisien (malgré les critiques des cisterciens soucieux de pauvreté totale) entreprit la reconstruction de son église abbatiale comme un chef d’œuvre de lumière pour l’honneur de Dieu (et l’honneur des rois de France, puisqu’en cette église de St.Denis reposaient les dépouilles des rois). C’est ainsi que par l’invention de la voute gothique, les murs latéraux de l’église et l’abside purent s’ajourer et s’éclairer de grandes baies de vitraux. Tout était devenue célébration de la lumière – serait-ce de la lumière pour elle-même, sachant que, dans la croyance d’époque, Dieu était Lumière – on dirait une forme de Panthéisme, qui s’apparente à ceux qui adorent un ‘Dieu Soleil’.
    Reste le fait indéniable que, quelque fut la croyance de l’époque, cette œuvre de pierre gothique est une réussite admirable qui est propre à nous pénétrer d’intériorité et de recueillement de façon très exceptionnelle. Tel le tir d’un archer, je dirais que la visée de cet art gothique était juste, même si la cible s’avère toute autre que ce ‘Dieu-Lumière’ qui était cru à l’époque, puisque cet art nous porte plus loin encore, ‘hors de notre atteinte’.

    Je rapprocherais cette fascination d’époque pour un Dieu-Lumière, de ce que Dante exprime dans sa montée au Paradis dans sa Divine Comédie (écrite quelques années plus tard, vers 1304). Mais ici, avec son aimée Béatrice, son ascension progressive est une montée de plus en plus heureuse dans l’ ’Empyrée’ – dans un enflammement de plus en plus brûlant. Et surtout, grande différence avec Suger et les ‘moines’ de l’art gothique (‘monos’ voulant dire ‘seul’), ici, avec Dante c’est d’un amour d’un homme et d’une femme qu’il s’agit dans leur montée à l’Infini : ici, selon les mots de Jacqueline Risset, ‘l e voyageur ne perçoit son propre déplacement qu’à travers l’accroissement progressif de la beauté de Béatrice et de l’intensité lumineuse de ce qu’il voit’ . (NB. Évidemment, nous voilà à l’opposé de la vision ‘dantesque’, ‘infernale’ que le 19ème siècle a retenu de cette œuvre, cette ‘Divine Comédie’ commandée à Rodin, et qu’il se permit de ramener à sa ‘Porte de l’Enfer’).

*

    Un siècle plus tard, en 1980, me voilà sculpteur, cherchant une éloquence qui s’accorde à mon époque devenue séculière (mais tout autrement que Rodin). L’œuvre de pierre qu’il me revenait de réaliser avec mes marbres (et par la suite mes bronzes), ne pouvait pas être indifférente au modèle admirable des grandes œuvres de pierre gothiques, même s’il n’était plus question d’entretenir ‘la grande illusion’ d’autrefois - celle d’atteindre une éloquence de lumière qui dise Dieu et le prie. Non, si je reviens à mes premiers mots : tel l’enfant dans sa nuit, tout étonné de voir les grains de poussière qui entraient dans la clarté du rayon du soleil, et tel l’enfant s’émerveillant des jeux d’ombre et de lumière dans les masses rocheuses et végétales de sa Provence, c’est ainsi que plus tard, sculpteur, aux prises avec ses blocs de marbre sauvage tirés du torrent, il en venait à se laisser séduire par les heureuses montées progressives de formes taillées dans le marbre – se laisser séduire ainsi par leurs heureuses empreintes de lumière – ’par la magie de la lumière qui les flatte en y prenant ses ombres et ses éclats’ . Si bien que, pour cet enfant, toujours partie-prenante de sa sculpture, avec cette venue aux mains, n’était-ce pas d’une ‘venue au monde’ qu’il s’agissait ?
    Tant et si bien que le sculpteur, voulant répondre et s’accorder à l’éloquence de la nature qui se cherche et s’ébauche de toutes parts jusqu’à sa virtualité optimum qu’est l’amour d’homme et femme – le sculpteur voulant adhérer et s’accorder à ce silence éloquent de la Présence de Dieu qu’il pressent – le silence de son Amour, jusqu’en sa Création d’homme et femme à son image – chez ce sculpteur, n’était-ce pas toute cette potentialité créatrice qui animait son regard et sa main, cette quête d’éloquence, de présence ? Tels les mots de ce site écrits vers 1990 p.9 :

*

    Depuis ces matins d'été où je les sortais vives des eaux du torrent, du lit de ses rives, où je les dégageais patiemment de leur sable et leur terre, où s'amorçait l'échange, l'abondance entre mes mains, où je commençais à les deviner et me laisser séduire, les replongeant dans l'eau pour les voir venir.
    Ces pierres entassées dans mon atelier, à l'abandon et la poussière : image de la mort, comme la vallée d'ossements de la vision d'Ézéchiel, jusqu'à leur résurrection ? Impression du tohu-bohu originel dans l'attente du geste du ‘créateur’, du génie de l'artiste ? Ou une histoire de ‘belles au bois dormant’ prêtes à replonger et entrer de nouveau dans la danse ?
   Non, la simple histoire de notre condition commune : si de ces pierres brutes, l'une après l'autre, je sais patiemment les ‘appeler à vivre’ en les déliant, fortes et claires comme un langage, combien plus nous saurons correspondre à l'heureuse fluidité de nos mots, nos gestes et nos échanges : l'éclat de la banalité de nos jours !