20 février 2020 :
"L'amour, notre seul partage"
20 mars 2020 : "les dilections du passé qui donnent goût à la vie" 20 avril 2020 : "2000 ans de Christianisme : une religion dépassée ?" 20 mai 2020 : "l'inconnue, à l'épreuve du coronavirus" 20 juin 2020 : "'Là où on ne peut pas aller plus loin' : les mégalithes" 20 juillet 2020 : "Parier dans l'inconnue"
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Peinture Laetitia Guillon Bronze Michel Coste 2019 h.41cm l’andalouse |
Moïse entrainant son peuple au désert |
Lorsque je suis aux prises avec un nouveau bloc de marbre du torrent, ses formes brutes et ses allures sauvages, sa beauté latente, en attente que je la révèle, beauté absolument unique… comment vais-je oser l’entreprendre ? Comment vais-je savoir m’y accorder, y correspondre ? Telle une relation aimante qui se cherche et qui entre peu à peu en belle résonance. Toutefois, autre un visage, un regard, une écoute qui répond, un corps à corps, autre ici un marbre inerte, entièrement à la merci de ma main. Ici, dans le marbre, je peux seulement deviner ce qui pourra‘monter de l’intérieur’ (1), et ainsi, pour l’essentiel, je dois me risquer dans l’inconnue, tel un pari où ça se joue très sensiblement : donner à l’aventure sa chance. Ainsi fut, durant 40 ans, mon école des marbres, incomparablement plus exigeante que le modelage des terres (là où rien ne se risque, où on ajoute et on ôte à volonté). Durant 40 ans, ces paris dans l’inconnue étaient alors entrainés avec les audaces qui me revenaient de savoir correspondre aux mystères et inconnues de la femme : à sa présence pour moi d’une altérité radicale. (Pourquoi ai-je plaisir à écrire ‘inconnue’ au féminin ?). Relation sexuelle, hétérosexuelle : pour moi, l’altérité ressentie (et le désir) est d’un vif et d’une profondeur infinie, infiniment hors de mon atteinte (‘l’homme et la femme qui s’aiment touchent à Dieu’ selon ‘la Flute enchantée’). Et c’est ainsi qu’allèrent mes bonheurs et tourments d’aimer, aiguisant sans cesse mon attention et mes regards dans plus d’infinis. Ce faisant, ici comme là, sculptures et amours, je savais le modèle et l’entrainement de ma mère, étonnante dans sa façon de jouer le risque – sa passion du bridge où il faut se lancer en suspens du risque : qui sait si ça va passer ? avec elle, pas de vie sans gageure, donnant à l’aventure sa chance. Ainsi son adresse, sa facilité à faire quelque chose avec élégance, avec art et ‘de chic’. L’étonnant délié de sa main : le geste jeté d’emblée, sans hésiter, l’affaire entreprise directement, à peine préparée. Et débrouille-toi pour que ça passe. Que ça soit réussi. Les vraies audaces de la vie tiennent de paris indéfiniment relancés . L’Appel de De Gaulle, le 18 juin 1940. Cet optimisme, cette positivité, cette confiance accordée à la vie. Tel le pari de Pascal entretenu au silence de son amour – son amour « du Dieu de Jésus-Christ…, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude, certitude, sentiment, joie, paix… » . J’ajouterais, de plus, ma chance d’avoir été amené à des paris autrement plus incarnés aux complexités de ma vie. Tout à la fin du livre d’Edgar Morin : ‘Les souvenirs viennent à ma rencontre’ (Fayard 2019), il écrit avoir compris tardivement « ce qui me ‘pascalisait’ et me ‘pascalise’ à jamais : c’est, dans la même pensée, le lien et le combat formidable entre la foi, la raison et le doute. La culture française est, au cœur de la culture européenne, celle où s’est mené de façon la plus radicale le débat/combat entre foi et raison, foi et doute, et Pascal vit dans son propre esprit ce combat qui oppose les esprits. Ainsi de façon géniale, il se sert de la raison pour en montrer les limites, pour dévoiler un ordre de réalité supérieur, inaccessible à la raison, cela le conduit à énoncer très rationnellement sa foi ‘absurde’ : credo quia absurdum . En même temps, il a compris qu’il n’y a pas de preuve rationnelle de Dieu, il fonde alors sa foi sur un pari. Certes, à l’époque, je n’avais pas compris la vérité moderne et fondamentale de cette proposition, je n’avais pas compris que toute foi, toute croyance, non seulement en Dieu, mais aussi en l’homme, en la fraternité, en la liberté, est un pari dont il faut absolument être conscient ». Tout au long de nos vies, ne nous faut-il pas attiser ce pari comme on attise son feu ? (1) ‘Ce qui pourra monter de l’intérieur’. Par différence avec modeler la terre (où on ajoute et ôte à volonté), sculpter (tel le scalpel), c’est ôter de la matière. (de même que les ‘sexes’ s’avèrent ‘coupure’ hétéro. (sécateur)). Dans la Grèce antique, selon les mots de Platon : « Le sculpteur d’une statue : … enlève, gratte, polit, nettoie, jusqu’à ce qu’il fasse apparaitre un beau visage » (Phèdre 252). Mais cette même démarche traditionnelle devient singulière avec mes marbres, lesquels sont sensibles et riches intérieurement de veinages dans les gris, les bleus, les rouges – des veinages qui gagnent à se composer avec la taille de la forme. Véritable pari : il me faut deviner et risquer ces jeux de veinages sous-jacents à la surface du bloc afin qu’en sculptant, en ôtant de la matière de surface, ils ‘montent de l’intérieur’. Ce que me disait magnifiquement Jean de Bengy, Inspecteur Général à la Création artistique en 1992 : « Vos marbres sont la recherche de la forme la plus fondamentale : vous dégagez ainsi l’intérieur, ce que nous ne voyons pas : les veinages en profondeur. A ma connaissance, je ne sais pas d’autre démarche de sculpture semblable à la vôtre ». (Combien plus cette même démarche compte dans nos relations : savoir correspondre et s’accorder aux inconnues intérieures de l’autre). |