20 novembre 2019 : "homme et femme il les crée"
20 décembre 2019 : "La phénoménologie de Lévinas"
20 janvier 2020 : "La compassion, l'endurance, et non le dolorisme"
20 février 2020 : "L'amour, notre seul partage"
20 mars 2020 : les dilections du passé qui donnent goût à la vie
        'Le réel c'est l'amour, c'est ce qui nous fait vivre'



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l'interrogative
bronze 1996 h.26 cm


    Que de fois nous avons été révulsés en découvrant des images d’enfants à la peine, qu’ils soient souffrants de maladie, qu’ils soient maltraités, ou soumis à un travail forcé épuisant, ou enrôlés à la guerre, ou accablés de misère, tels les enfants de parents migrants, de camps actuels au Moyen-Orient… Nous sommes révulsés par le contraste entre cette dureté à vivre et la grande dilection dans laquelle, la plupart d’entre eux, sont venus à la vie, ont été portés au ventre de leur mère (et combien furent conçus au big-bang d’un plaisir d’amour de père et mère), puis bercés dans les bras de leur mère, allaités à son sein, cajolés de milles échanges aimants de son père et sa mère… Et cela alors même que ces vécus passés sont totalement oubliés… Oubliés, mais bel et bien inscrits en eux au profond de leur inconscient, ayant façonné leurs sensibilités et leurs émois, et par là nourri leur attachement à la vie, leur goût de vivre, serait-ce en supportant le plus éprouvant des duretés à vivre. Ce paradis perdu n’est jamais complètement perdu : il est complètement enfoui au profond de leur mémoire, ce réel qu’est l’amour - ce qui leur donne sens et attachement à vivre, force de poursuivre dans la peine et l’épreuve, force de résister et d’espérer quelque meilleur… (Ce que j’ai vécu moi-même dans mon enfance : de très violentes crises d’asthme et, à 5-6 ans, les grandes souffrances d’un petit frère jusqu’à sa mort).

    Le contraste entre les dilections de la petite enfance et le cours suivant de la vie – contraste qui peut être très dur comme on vient de le dénoncer ou qui peut être atténué, très atténué (comme par exemple chez Saint-Exupéry et son Petit Prince) – ce contraste reste une loi de la vie humaine – une alternance de temps heureux et de temps malheureux qui se répètera au long de la vie de chacun – une alternance qui invite à la penser et à la vivre au positif, en faisant confiance à la vie et, pour cela, en recourant, autant que faire se peut, aux potentialités du souvenir, de la mémoire (1) – serait-elle toute enfouie.

‘Aux artistes comme aux saints nous demandons la grâce difficile de répondre à nos questions les plus désespérées et les plus confuses ; mais seuls certains d’entre eux semblent nous promettre la réponse, comme des parents à nous qui, au-delà des frontières et des dates, nous parlent dans notre langue maternelle’ (Elsa Morante).

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    2012 : au seuil de ma vieillesse, me voilà brutalement veuf après avoir connu la longue dilection d’un mariage. (Veuvage, ou viduité, venu du latin ‘viduus’, vide). Brutalement un vide d’amour – de ce réel qu’est l’amour et qui nous fait vivre – comme l’avouait un vieil aveugle à Paris, dans la misère, n’ayant rien connu d’autre que cette conviction venue de sa mère.

    Rien d’autre pour moi ? Non, par différence avec l’enfant dont la mémoire de ses dilections passées s’est totalement enfouie dans son inconscient, le vieil homme brutalement veuf est tout chargé des souvenirs de ses bonheurs d’aimer et d’être aimé. Et pour lui, sa mort prochaine prend un nouveau sens du fait de son veuvage. Parce que comme braises sous cendres, ses souvenirs de dilections passées peuvent se ranimer, se raviver, jusqu’à pressentir le cadeau de la vie de sa venue au monde et les dilections de sa petite enfance – serait-ce à l’état totalement oublié – toutes choses dont il pressent la réalité comme une inconnue aussi grande qu’il en est de Dieu.

    Car le fait est là, indubitable : des êtres qu’il a aimé et dont il s’est senti aimé (tel amour, tel ami, tel parent…serait-il éloigné ou mort) comme autant de dilections de ces êtres qui le poursuivent, autant de présences qui l’habitent. Indubitablement. Et cela jusqu’à ses proches disparus (à commencer par son épouse défunte), dont leur présence souvenue, leur chérissement au coeur entretient en lui une autre dimension du temps, une présence-absence, une forme d’éternité, de ‘Ciel’ – mais bel et bien une dimension dont il est responsable par son recueillement du souvenir. Par son attachement à ce réel qu’est l’amour et qu’il ressent, qu’il ranime de telle et telle dilection qu’il a connue. « Ce qui a été, dit Jankélévitch, ne peut plus désormais ne pas avoir été ; désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité » .

    Reste l’interrogation impossible à trancher : ces présences passées, ces dilections d’autrefois, ne sont-elles, pour lui, que des souvenirs dont tout s’éteindra à sa mort, ou sont-elles des présences aimantes qui sont d’une réalité, donc d’une éternité, d’un ‘Ciel’ qui l’habite, et qu’il retrouvera à sa mort ? Impossible de trancher (2). Mais toutefois, d’ici sa mort, ce vieil homme est bel et bien animé par la vigueur et la vie de ces dilections qui lui ont été données, et qui le tiennent en vie, en gratitude confiante. Le voilà, comme braises sous cendres, tout ravivé et ranimé par la vigueur de ses souvenirs de dilections, jusque dans leurs parts d’oublis, d’inconscients.

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    Shakespeare disait : ‘Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil’ . Je préfère dire : nous sommes de l’étoffe des amours qui, depuis notre conception, nous ont façonnés et nous habitent, et notre ‘petite vie’ est toute mêlée de leurs souvenirs et oublis.

(1) Tout autre est le ‘devoir de mémoire’ qui est entretenu par le peuple d’Israël, attaché à ses Shoah passées. Or à bien lire la Bible, celle-ci se réfère à la première de ces Shoah, celle de la Servitude d’Égypte dont Israël fut sauvé par son Dieu et conduit au désert pour qu’y soit scellée son Alliance et sa Loi, jusqu’à sa ‘Terre promise’. Dans ce premier ‘devoir de mémoire’, ce n’est donc pas tant la mémoire du malheur vécu, que, positivement, la mémoire du Geste sauveur de Dieu libérant son peuple de cette épreuve (‘Let my people go’). Positivement, c’est ce Geste sauveur de création-libération par Dieu qu’il importe de se remémorer plutôt que de se lamenter sur du malheur - c’est une prière d’espérance et d’action de grâce que chante le Négro spiritual. Or ce furent quatre Shoah qui se succédèrent (Egypte vers -1200, Babylone en -587, sac de Jérusalem en 70 de notre ère et 20ème sc), mais dès lors que la sécularité moderne atteint ce peuple d’Israël, c’est un désenchantement très lourd de conséquences. C’en est finie de l’humble gratitude confiante en Dieu dans son Geste Sauveur, puisqu’il importe seulement de faire cause commune sur le malheur subi, et d’en faire un usage purement séculier comme on le constate après la Shoah des Nazis, pour justifier une soit-disant ‘terre promise’ par Dieu - réplique moderne d’une espérance dans un ‘dieu’ d’il y a 3000 ans chez les tribus d’Abraham attachées au ‘Don de cette terre’ par ce ‘dieu’ - avec toute l’arrogance qui peut en résulter.

(2) En la Toussaint 2019 (Journal Le Monde) Jean Claude Ameisen répond à la question : « Vous avez dit que nous sommes faits de mémoire, de la mémoire des morts. Que répondez-vous à ceux qui parlent de la vie après la vie ?

– Nous sommes faits de l’empreinte, en nous, de ce qui a disparu, de ceux qui ont disparu. Nous sommes faits d’absence. De la présence de l’absence. Des milliards d’années d’évolution du vivant qui nous ont donné naissance. Des dizaines de milliers de générations qui nous ont précédés et qui nous ont légué ce merveilleux présent de la richesse et de la diversité des cultures humaines. Du souvenir des femmes et des hommes que nous avons connus, et qui ont disparu : cette part de chacun de nous qui survit dans l’univers mental des autres est une forme de « vie après la vie », étrange, belle et fragile. Y en a-t-il d’autres ? Je ne sais pas. »