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    La récente ouverture de Lascaux.4 (le 3ème fac-similé de la grotte) vient d’être suivie de la publication par Le Monde d’un excellent Hors-Série : ‘Les merveilles de Lascaux’ (mars 2017) – 100 pages qui me donnent à découvrir à nouveau ce chef-d’œuvre de l’art, et qui m’amènent à mieux m’accorder à son sens premier : un chef d’œuvre d’art.

    Car à la faveur de cette nouvelle présentation et en tenant compte des avancées de recherches, on constate que se font plus discrètes les interprétations de cet art pariétal en termes de chamanisme (J.Clotte), de totémisme, de magie et rapports aux esprits, de structuralisme (Leroi-Gourhan)… pour s’en tenir d’abord et tout simplement, à une ‘performance’ d’un ‘grand maître’ de peinture et de son ‘atelier’, comme celui d’un Giotto ou d’un Rubens. Pour cela on rappelle l’ouvrage de Georges Bataille : ‘La peinture préhistorique, Lascaux ou la naissance de l’art (1955) ; on rapporte l’interprétation d’un vieux sage de la Préhistoire, Yves Coppens ; on rapporte celle du critique d’art au Monde : Philippe Dagen ; et celle du philosophe spécialiste de la Préhistoire, Jean-Paul Jouary, qui a aménagé la salle de Lascaux.4 où sont confrontées les formes d’art de Lascaux avec celles du 20ème siècle – œuvre d’art pour œuvres d’art. De plus, je serais enclin à penser que si on privilégie ainsi le sens premier d’un chef d’œuvre d’art, c’est sans doute une fois venu à bout du travail colossal que fut, durant quatre années, la fabrication de ce fac-similé.

    ◊ Ce qui me frappe : c’est l’énorme contraste entre ce Lascaux.4 et la grotte Lascaux.1 : grâce à notre modernité, Lascaux.4 est un ouvrage d’une technicité extrêmement complexe et laborieuse (plus que pour bâtir une cathédrale), afin de restituer très très exactement l’œuvre d’origine, Lascaux.1, cette œuvre qui relève tout simplement du génie étonnant et de la force d’un geste spontané de peinture.

    (N.B. A l’entre-deux, Lascaux.2 : il se trouve qu’il y a vingt ans à Paris, j’avais rencontré chez une voisine de mon atelier, la fresquiste Monique Peytral qui, entre 1972 et 1993, venait de peindre la reproduction de la grotte, soit Lascaux.2 – une œuvre qui m’apparaissait encore tellement directe et libre, par sa main d’artiste. Autre la fidélité absolue de Lascaux.4).

    ◊ Ce qui m’interroge, c’est le défi insoluble qui a fait passer de Lascaux.1 à Lascaux.2, puis Lascaux.4 : satisfaire la foule des visiteurs. Ils étaient trop nombreux dans la grotte d’origine, de telle sorte que les peintures s’abîmaient et qu’il fallut se résoudre à interdire l’accès en 1963. Lascaux.2 lui aussi a souffert d’une dégradation. Mais la limitation du nombre de visiteurs et du temps de la visite demeure un problème insoluble – aggravé par l’attirance (et le rendement) du nouveau Lascaux.4. Car autant la Chapelle Sixtine à Rome est une salle très vaste où peuvent entrer et s’attarder des centaines de touristes, autant Lascaux (‘Chapelle Sixtine de la Préhistoire’) est un boyau étroit qu’il est impossible d’agrandir et qui, déjà à Lascaux.2, nécessitait le transit accéléré des groupes de visiteurs, et qui ne pourra que faire pire avec le même boyau moderne attirant encore plus de monde – serait-ce en distrayant ces visiteurs par une ‘démultiplication’ de l’œuvre première, sous forme de salles pédagogiques et la salle qui rapproche Lascaux des artiste du 20 ème siècle. (N.B. Dans le 20 du mois précédent, j’ai parlé du même problème avec la ‘nouvelle grotte Chauvet’).

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Yves Copens (Président du Conseil scientifique de Lascaux) :

    Qu’avez-vous ressenti dans vos visites de Lascaux ? « Dès mes premières visites en 1950, le choc a été immédiat et j’ai été fasciné et émerveillé par la beauté des peintures. Trois sentiments très forts se superposent à chaque fois :

    1. Le premier est purement artistique, il est relatif au choc esthétique que l’on ressent en découvrant des peintures – une extase similaire à celle ressentie devant des Rembrandt ou des Picasso ;

    2. La deuxième impression tient au sentiment du sacré qui s’y dégage. Incontestablement, Lascaux était un sanctuaire, même si on ne sait plus rien des croyances qui ont prévalu à son ornementation. Outre l’atmosphère recueillie et sereine inhérente au milieu souterrain, les symboles nombreux et complexes inscrits sur les parois sous forme d’animaux et de signes concourent à cette impression de sacré…. Un lieu sacré dans une société nomade, cela signifie qu’il s’agissait d’un lieu de convergence, peut-être saisonnière, d’une sorte de pèlerinage à des moments importants de l’année, ou lié à des âges et des rites de passage…. (N.B. Pour moi la question reste ouverte de savoir si cette ‘ornementation’ est venue au cours de pratiques sacrées (chamanisme…), ou qu’elle est venue préalablement, gratuitement, d’un pur geste d’inspiration artistique, par un peintre génial… générant ainsi de la sensation de sacré).

    3. Le troisième sentiment est une forme de crainte respectueuse, ou même de peur : lorsqu’on est entièrement entouré par des animaux, on éprouve la sensation d’être entraîné malgré soi par ces bêtes psychopompes, qui jouent le rôle de passeur vers un au-delà, vers un monde autre. Lors de cette phase du ressenti, l’atmosphère sereine et silencieuse est remplacée par les cris des animaux, que j’entends comme voix intérieures…. Tout ce qui fait la force et la magie de Lascaux.»

    Je remarque que de la part de ce grand scientifique, tout ce qu’il retient et interprète de Lascaux n’est que de l’ordre du sentiment, du subjectif. Serait-ce le lot de la critique d’art ? En constatant que la dimension de transcendance et d’au-delà s’y trouve toute emmêlée.

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Jean-Paul Jouary (auteur de la salle confrontant l’art de Lascaux aux arts du 20 ème sc).

    « Question : Il y a quelques 30 000 années, Sapiens s’est mis à créer partout des œuvres d’art, de la Tanzanie à l’Australie en passant par l’Espagne. Vous soulignez que ‘cette quête d’esthétique, quels qu’en aient pu être le vécu et le sens, manifeste l’existence d’un goût qui n’a pu se former au contact des œuvres environnantes qui n’existaient pas encore ’. Faut-il traquer des manifestations d’un ‘avant-goût’ – ces gestes précis à travers lesquels on pourrait déceler ‘ le plaisir de créer un bel objet’ – pour comprendre comment s’est formé ce sens de l’esthétique ?

    Effectivement, bien avant les premières œuvres d’art, on observe une recherche de formes pures dans la taille des outils, formes peu à peu détachées de leur fonction utilitaire… Choix de couleur de pierres, puis des bijoux, des collections d’objets divers... Très tôt aussi, les Sapiens et Néandertals enterraient leurs morts et les coloraient de rouge… Sans qu’on sache aussi les premières œuvres réalisées sur peau humaine.

    Mais il est essentiel de distinguer ces manifestations esthétiques et l’émergence d’œuvres qui inscrivent dans la matière, face à soi, des émotions, croyances et sentiments intérieurs à soi : ce retour sur soi est le propre de notre espèce (les néandertaliens n’ayant pas accédé à cela). Je défends la thèse que ce n’est pas parce que nous sommes devenus hommes que nous avons inventé l’art, mais parce que nous avons inventé l’art que nous avons développé notre humanité . Ces ancêtres expriment une sorte de besoin absolu d’inscrire dans la matière leur pensée symbolique.

    Au 20ème siècle, l’art moderne et l’art paléolithique se découvrent en même temps : les deux se fécondent. Les artistes du 20 ème sc. ont trouvé dans l’art préhistorique une source infinie de créativité nouvelle. Picasso en 1940, sortant de sa visite de Lascaux avouait : ‘nous n’avons rien inventé’».

    N.B. Si les ‘Avant-gardes’ de l’Art moderne, les Picasso, Braque… ont ‘puisé’ leurs inventions dans les arts africains, asiatiques… et plus tard préhistoriques, je dirais ‘pillé’, plutôt que ‘puisé’, en cachant bien leurs ‘sources’. Colonialisme. Et la confrontation des deux époques de l’art (Lascaux et le 20ème sc) ne me convainc pas du tout : c’est traiter de façon bien trop sommaire la démarche d’abstraction des artistes modernes en l’assimilant à celle des Sapiens.

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Philippe Dagen (Critique d’art au Monde).

    Il conclut ainsi l’analyse de plusieurs motifs de la grotte : « ... Le ou les auteurs (de ce chef d’œuvre) auraient développé les indications par analogie, de même que, fréquemment, ils ont tiré parti des accidents et des reliefs des parois et rehaussé et prolongé des lignes qui étaient déjà là, hasard de la géologie et de l’érosion dans lesquels leur regard de chasseurs aurait distingué l’amorce d’un dos ou l’esquisse d’une tête (soit ma démarche avec mes marbres du torrent).

    Il suffit d’avoir vu travailler des peintres sur la toile – d’avoir regardé le film de Clouzot Le mystère Picasso – pour mesurer combien le processus créatif peut être affecté et orienté par des effets de couleur ou de matière qui n’étaient ni cherchés ni prévus. Raison de plus pour regarder les frises de Lascaux non comme des symboles dont il faudrait déterminer le sens, mais comme le résultat d’un travail visuel et manuel, comme une somme d’expérience graphique et picturale.

    Elles ne seraient pas déterminées par quelques chose comme une religion, mais répondrait à un désir ou à une intention que l’on ne saurait qualifier autrement que d’artistique. C’est du reste ainsi que les premiers anthropologues de l’art, tels Ernst Grosse et Aloïs Riegl, analysaient autour de 1900 les découvertes des archéologues.

    En les suivant, on ne tiendrait plus Lascaux pour un lieu de culte, mais pour un grand atelier, au sens où on a dit atelier de Giotto ou atelier de Rubens : un lieu où des procédés graphiques et picturaux sont essayés séparément ou conjointement, où reprises et superpositions sont nécessaires, où le but est d’atteindre le geste le plus juste et la présence la plus vivante ».

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Georges Bataille (‘Lascaux, ou la naissance de l’art’ - ce livre, paru dès 1955 aux éditions Skira, contribua au succès de Lascaux – Cf. sur Google article de Régis Poulet)

    « Jamais nous n’atteignons, avant Lascaux, le reflet de cette vie intérieure, dont l’art – et l’art seul – assume la communication, et dont il est, en sa chaleur, sinon l’expression impérissable… du moins la durable survie…. Cette portée de l’art n’est-elle pas plus sensible à sa naissance ? Aucune différence n’est plus tranchée : elle oppose à l’activité utilitaire (les instruments de pierre finement taillés, les collections de coquillages, les soins apportés aux défunts…) la figuration inutile de ces signes qui séduisent, qui naissent de l’émotion et s’adressent à elle…. Si nous entrons à Lascaux, un sentiment fort nous étreint que nous n’avons pas devant les vitrines où sont exposés les premiers restes des hommes fossiles ou leurs instruments de pierre. C’est ce même sentiment de présence – de claire et brûlante présence – que nous donnent les chefs-d’œuvre de tous les temps…

    Sur la vie et la pensée de ceux qui eurent les premiers le pouvoir de nous donner d’eux-mêmes cette communication profonde, mais énigmatique, qu’est une œuvre d’art détachée… rien ne nous renseigne davantage. Ces peintures, devant nous, sont miraculeuses, elles nous communiquent une émotion forte et intime. Mais elles sont d’autant plus inintelligibles. …Si bien que cette beauté incomparable et la sympathie qu’elle éveille en nous laissent péniblement suspendu…. Mais si malaisés que nous demeurions dans ces conditions d’ignorance, notre attention totale est éveillée. La certitude l’emporte d’une réalité inexplicable, en quelque sorte miraculeuse, qui appelle l’attention et l’éveil.

    La splendeur de ces salles souterraines est incomparable : même devant cette richesse de figures animales, dont la vie et l’éclat nous étonne, comment ne pas avoir, un instant, le sentiment d’un mirage, ou d’un arrangement mensonger ? Mais justement dans la mesure où nous doutons où, nous frottant les yeux, nous nous disons : ‘serait-ce possible ?’, l’évidence de la vérité vient seule répondre au désir d’être émerveillé qui est le propre de l’homme….

    J’insiste sur la surprise que nous éprouvons à Lascaux. Cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre : elle ne cessera jamais de répondre à cette attente de miracle, qui est, dans l’art ou la passion, l’aspiration la plus profonde de la vie. Souvent nous jugeons enfantin ce besoin d’être émerveillé, mais nous revenons à la charge. Ce qui nous paraît digne d’être aimé est toujours ce qui nous renverse, c’est l’inespéré, c’est l’inespérable. Comme si, paradoxalement, notre essence tenait à la nostalgie d’atteindre ce que nous avons tenu pour impossible…. Que devait être le sentiment des premiers hommes, au milieu desquels… ces peintures eurent évidemment un prestige immense ? Le prestige qui se lie, qu’on pense, à la révélation de l’inattendu. C’est en ce sens surtout que nous parlons du miracle de Lascaux, car à Lascaux, l’humanité juvénile, la première fois, mesura l’étendue de sa richesse. De sa richesse, c’est-à-dire du pouvoir qu’elle avait d’atteindre l’inespéré, le merveilleux.»

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Conclusion

    L’art de la préhistoire me fascine, et combien de fois, en étant à l’ouvrage, ma main se joint à celles de ces très lointains ancêtres, plus encore qu’à celle de mon grand-père peintre. J’ai visité Lascaux.1 (en 1961), Lascaux.2, Font de Gaume, les Combarelles, Rouffignac, Pech-Merle, les sculptures de Cap-Blanc et celles d’Angle-sur-Anglin… et chaque fois c’est le même émerveillement qui me saisit.
    J’aime la façon dont ce Hors-Série sur ‘les merveilles de Lascaux’ s’attache à faire-valoir le chef d’œuvre d’un grand peintre. Mais reste béante la double interrogation :
    1° comment est-ce possible que cet artiste de Lascaux (à jamais anonyme) ait su maîtriser un tel ensemble complexe de peintures (bien plus que Michel-Ange au plafond de la Sixtine), et cela directement, sans repentir, et avec sa seule mémoire visuelle ? Quel génie pouvait l’habiter pour avoir la main aussi sûre ? Et comment expliquer le génie similaire qu’on trouve à Font de Gaume, Rouffignac, Pech-Merle, et 16.000 ans plus tôt à Chauvet ? ‘L’art, la transcendance de l’homme par rapport à lui-même’ disait Camus.
    2° comment se fait-il que ces grandes œuvres d’art à l’obscur des grottes dégagent un sentiment du sacré, d’une profondeur, d’un ‘au-delà’ ou d’un ‘autre monde’ où nous ‘transportent’ ces animaux ? A mon sens, il importe de poser cette question de l’effet-sacré d’une grande œuvre d’art, avant que les pratiques religieuses les ‘sacralisent’ et les fassent ‘fonctionner’ à leur manière.
    On a pu lire que le sens de l’au-delà et la transcendance serait venu il y a quelques 100.000 ans, avec l’inhumation des morts et ses marques esthétiques. Peut-être que oui – sauf si ça relève tout simplement du prolongement de gestes d’affection et d’hommage sur des êtres chers disparus. Mais depuis ma propre pratique, j’aime penser à ces premiers gestes d’art majeurs par les Sapiens il y a 20-30.000 ans, tels Chauvet et Lascaux, qui me semblent avoir été l’accès décisif de cette‘humanité juvénile’ à ce qui la travaillait et la portait au-delà d’elle-même : ‘l’émerveillement’ dit G.Bataille : « Jamais nous n’atteignons, avant Lascaux, le reflet de cette vie intérieure, dont l’art – et l’art seul – assume la communication, et dont il est, en sa chaleur, l’expression impérissable… » ….. ne cessant « à jamais de répondre à cette attente de miracle, qui est, dans l’art ou la passion, l’aspiration la plus profonde de la vie ».
    L’art qui nous travaille et nous porte au-delà de nous-mêmes.

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« Je ne suis pas hostile à l’idée qu’il y ait eu dans ces images soignées, un véritable plaisir plastique, un art pour l’art, plus qu’une recherche de symbolisme, qu’il soit totémique, mythique ou autre, ce que nous, ce que nous ne saurons sans doute jamais » (Patrick Paillet. La vie des hommes préhistoriques. Hors-Série Le Figaro déc.2008).
    Voir le dossier sur l’art préhistorique dans ‘Hominidé.com’ – les évolutions de l’homme.
    Voir Pascal Picq : Les origines de l’homme (1999), et Nouvelle histoire de l’homme (2005).
    Voir Denis Vialou : Au cœur de la Préhistoire, chasseurs et artistes (1996)
    Voir le dossier récent de la revue ‘L’Histoire’ fév.2016, sur les sociétés préhistoriques, avec l’article de l’historien d’art Emmanuel Guy et son récapitulatif des diverses interprétations de cet art, depuis plus d’un siècle.
    Heureusement, on se trouve là avec une science qui avance, qui pose et repose ses interrogations sur ces grandes inconnues de nos ancêtres et de leur art.