2013-2014 : quelques gravités heureuses
20 avril 2015 : 20 septembre 2017 : Passent les ans
20 octobre 2017 : La Vénus de la grotte Chauvet
20 novembre 2017 : Lascaux, quoi de nouveau ?


20 décembre 2017 : un grand oui à la vie, les femmes de                                                                                     Modigliani


20 janvier 2018 : éloge de l’étonnement, Zao Wou-Ki
20 février : la Rose du Petit Prince, la femme dans ma sculpture



 

 

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N.B. J’aurais pu céder à l’usage d’illustrer mon propos en allant prendre dans ma bibliothèque un tableau de femme par Modigliani, et le scanner. Je romps ici, délibérément, avec cette habitude moderne trop facile, car ce que j’écris sur Modigliani et les femmes, ne nécessite pas une illustration, et dans l’approche de ce peintre mieux vaut être sobre pour comprendre.


    « - Mademoiselle, je suis peintre, j’aimerais beaucoup faire votre portrait. »     Ils finissent la promenade ensemble, la main dans la main, comme deux amoureux désireux l’un de l’autre…     « - Installe toi dans le fauteuil… » Elle était nue dans sa splendeur docile, la main ouverte sur son sein, il la dessinait… Une flamme noire brillait dans ses yeux. Il souriait en fredonnant des vers italiens qu’elle ne comprenait pas. La jeune femme contemplait l’artiste, le suppliant du regard pour qu’il fasse un hommage à sa beauté, puis elle s’offrait à lui en lui soufflant : ‘- Quelle belle gueule tu as, Amedeo. Chante encore pour moi… Quand te reverrai-je…’ . Et dans l’atelier où l’amour avait triomphé, il tuait la solitude à coups de rage et de rouge » (1)

    « Quand une femme accepte de poser pour un peintre, disait-il, elle se donne à lui » . Modigliani pense, selon Parizot (2), que l’artiste déclenche tout un mécanisme de séduction pendant lequel il fouille, évalue, compare le corps nu du modèle exposé aux regards amoureux et avides du peintre qui creuse, viole, vole chaque parcelle de son corps pour finir par devenir son amant car une séance de pose est toujours érotique et devance souvent l’acte sexuel. Dans les nus de Modigliani, les femmes s’offrent nues comme si c’était leur condition naturelle, et leur sensualité est manifeste, franche, exaspérée. Un critique écrira : « On ne connaît pas de nu qui, comme ceux de Modigliani, puisse témoigner d’une parfaite communion spirituelle entre le peintre et la créature prise pour modèle » (Giovanni Scheiwiller).

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    Il y a un siècle à Paris, au cœur des quartiers d’artistes qu’étaient Montmartre et Montparnasse (« où la misère accompagne plus souvent qu’à son tour la fulgurance esthétique » (3)), on a beaucoup de mal à imaginer l’habitude établie des séances de pose de modèles pour les peintres et pour les sculpteurs. Cela n’existe quasiment plus aujourd’hui. A l’époque, si l’offre de l’artiste était engageante et si, de plus, il était très bel homme comme Modigliani (dans sa grande élégance et sa grâce botticellienne), son invitation à poser devait être flatteuse, que ce soit pour un simple dessin au coin d’une table du Café de Flore, ou que ce soit dans son atelier, que ce soit en habit, ou, pour les femmes, que ce soit vêtue ou nue. Sachant que le portrait était le seul art de Modigliani, en sculpture, en dessin, en peinture ; et que pour lui il n’y avait pas de peinture sans séance de pose ; mais des portraits sans décor ou presque, concentrés donc sur le seul visage, sur la personne qui pose – ‘traquant l’insaisissable ‘moi’ à travers les visages de modèles’ (3).

    J’ai visité l’exposition des portraits de Cézanne qui vient de s’achever à Orsay, et une fois de plus j’ai été fort déçu (de même que me déçoivent vivement ses nues, ses baigneuses, ses fausses femmes). Modigliani aurait dit un jour à Soutine : « Les figures de Cézanne n’ont pas de regard, comme les plus belles statues antiques. Les miennes en revanche en ont un. Elles voient, même quand les pupilles ne sont pas dessinées… (ne voulant) exprimer rien d’autre qu’un oui muet à la vie » (4).

C’est donc ainsi qu’est advenue une ‘grande galerie des humains’, selon Ilya Ehrenbourg pour désigner l’œuvre de Modigliani : un hommage à la vie humaine. « Ce que je cherche ce n’est pas le réel, ni l’irréel, mais l’inconscient, le mystère de l’instinct de la race » (il l’écrivait en 1907 et on devine l’apport de Freud, de Nietzsche, et de plus, Bergson parmi ses lectures préférées).

    Nous sommes ici à l’opposé de Picasso : « Quand je peins, j’essaie toujours de donner une image à laquelle les gens ne s’attendent pas et qui soit assez écrasante pour être inacceptable. C’est ça qui m’intéresse. Et dans ce sens, je veux être subversif. C’est-à-dire que je donne aux gens une image de la nature et d’eux-mêmes. Les éléments épars viennent de la manière courante de voir les choses en peinture traditionnelle, mais ils sont réassemblés de façon assez inattendue et troublante pour forcer le spectateur à se poser des questions »… « Pour moi, peindre un tableau, c’est engager une action dramatique au cours de laquelle la réalité se trouve déchirée » .

    Doris Krystof (4) revient à ‘l’évolution créatrice’ de Bergson, où le concept vitaliste et dynamique de ‘l’élan vital’, repose, pour la première fois, non sur des catégories objectives, mais sur l’expérience subjective de l’homme. Dans sa vision optimiste, le bergsonisme proclame que l’homme est l’artisan de sa propre vie, où l’expérience du moi surpasse toutes les prémices de la raison. D’où une approche totalement inédite de l’être humain et de l’existence, qui exerça sur de nombreux artistes une influence considérable. En ce sens, le concept bergsonien de durée allait fonder une nouvelle perception humaine du temps : du temps à la durée créatrice, avec cette ‘ attente créatrice’ durant laquelle l’évolution du moi s’accomplit. N’en n’était-il ainsi des temps longs de séances de pose pour Modigliani ?

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    Car que se passait-il lorsque des modèles posaient pour Modigliani, lorsqu’une femme se livrait nue à lui, dans un grand oui muet à la vie, un grand oui à son regard. Lui, « plein d’espoir, rêvant de la faire naître au bout de son fusain » (1). « Elle, contemplant l’artiste, le suppliant du regard pour qu’il fasse un hommage à sa beauté »

    Mieux que bien d’autres artistes attachés à exécuter des portraits, à peindre ou sculpter des femmes nues, Modigliani, dans ses peintures, nous comble de cette vérité de femmes qui sont venues éclore à son regard, toutes heureuses et flattées qu’il sache si bien les regarder, les admirer dans leur beauté, et grâce à son art, les rendre à elles mêmes, les faire naître.

    Modigliani restituait ainsi, comme d’autres artistes, mais bien mieux qu’eux, la vérité de la relation amoureuse de la femme avec l’homme – la femme s’ouvrant à lui, dans un grand oui, un bonheur d’être aimée et d’aimer.

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    Un siècle plus tard, dans mes terres et mes bronzes, sans modèle qui pose, travaillant seulement de mon vécu, mon souvenir, n’est-ce pas la même quête de cette vérité de la relation aimante d’une femme que j’ai plaisir à rendre ? Le regard de Modigliani m’est donc très précieux, bien plus que tous les Impressionnistes et les Modernes, les Grecs et les Renaissants.

    Il y a deux ans, séjournant aux Eyzies, l’hôtesse de notre gîte avait découvert avec bonheur mes sculptures sur mon site. Et je l’entends, le lendemain soir, lorsque de nouveaux invités découvraient aussi mon site – je l’entends, murmurant par derrière, manifestement comblée : « Oh, les femmes de Michel Coste ! ».

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P.S. « Nous avons goûté aux heures de miracles, une certaine qualité de relations humaines : là est pour nous la vérité » : ces mots très précieux de Saint-Exupéry me semblent qualifier les éclosions étonnantes des portraits de Modigliani.     J'ai bien conscience, dans ce que je viens d'écrire de lui, de n'avoir retenu que le oui à la vie, que l'amour en sa lumière. De fait, je me suis fait attentif à sa positivité, à sa qualité de relations avec ses modèles dont témoignent ses œuvres (un trait de peinture absolument unique), alors que ce pauvre bougre de Toscan me touche tout autant par sa traversée de la nuit, sa misère. ‘Tout être porte sur son dos les ténèbres, et serre dans ses bras la lumière’. Car de Modigliani, plutôt que de retenir l’artiste maudit, me touche d’abord sa frêle flamme de vie, sa volonté farouche de vivre à travers sa déchéance, jusqu’à l’humanité, la gravité habituelle de ses portraits : ‘J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or’. (Exposé à Villeneuve d’Asq : ‘Modigniani, l’œil intérieur’ – au Musée du Luxembourg : ‘l’ange au visage grave’).     « Aux artistes comme aux saints, disait Elsa Morante, nous demandons la grâce difficile de répondre à nos questions les plus désespérées et les plus confuses ; mais seuls certains d’entre eux semblent nous promettre la réponse, comme des parents à nous qui, au-delà des frontières et des dates, nous parlent dans notre langue maternelle » .     « Qualité de relations humaines, là est pour nous la vérité » - là effectivement se sont cherchées mes sculptures, non pas avec des modèles qui posent, mais tout naturellement, directement, en ranimant la braise et le vif de mon vécu, de mes souvenirs, dans le seul souci d’amener ces relations à leur lumière. Longue mue patiente et fragile dont Modigliani disait : « Ainsi que le serpent se glisse hors de sa peau, ainsi tu te délivreras du péché » .     N’est-ce pas ainsi, de mes mains aux prises avec ces qualités de relations, que m’a été donné de créer, de façonner ma propre qualité de présence à jamais ?

(1) Christian Parizot. Modigliani. Folio 2005 p.100 (2) id. p.243 (3) Valérie Bougault Paris Montparnasse Terail 1996 p.58 (4) Doris Krystof. Modigliani Taschen 1996 p.76