20 septembre 2017 : Passent les ans
20 octobre 2017 : La Vénus de la grotte Chauvet
20 novembre 2017 : Lascaux, quoi de nouveau ?
20 décembre 2017 : Un grand oui à la vie, les femmes de Modigliani


20 janvier 2018 : éloge de l'étonnement, Zao Wou-Ki


20 février : la Rose du Petit Prince, la femme dans ma sculpture
20 mars : l'usure-sculpture de mes jours



 

 

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    ‘Plus rien ne m’étonne’ avoue le vieillard, le regard blasé, plus rien de la petite flamme d’étonnement qui écarquillait ses yeux d’enfant lorsqu’il découvrait le monde, lorsqu’il s’émerveillait. Car voilà sa libido en berne, l’insensibilité qui gagne, l’indifférence, le désabusé, le désenchanté, lassé de tout – loin de la candeur évangélique : ‘…redevenez petits enfants, si vous voulez rentrer dans le Royaume’.

    « Le 1er avril 1948, le train de Marseille débarque à la gare de Lyon un jeune couple chinois, les voyageurs vont déposer en hâte leurs valises dans le premier hôtel venu et se mettent à courir au Louvre toute la journée, à un concert le premier soir, comme s’ils n’avaient que trois jours à passer à Paris et que le jeune apprenti peintre et la jeune élève musicienne devaient mettre les bouchées doubles »… Edith Piaf chantait alors : ‘Ils sont arrivés Se tenant par la main, L’air émerveillés De deux chérubins » (Claude Roy. Zao Wou-Ki).

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    Entre la fin du 19ème sc. et les années 1960, n’a-t-on pas remarqué que la grande période de la création d’art moderne (peinture-sculpture), fut celle-là même de la convergence et du melting-pot à Paris d’artistes étrangers, exilés, venus d’ailleurs… chacun tout ébahi de ce monde nouveau propice à sa création : Pissarro des Îles Vierges danoises, Van Gogh de Hollande, Picasso, Fenosa et Dali de Catalogne, Miro d’Espagne, Brancusi de Roumanie, Sonia Delaunay d’Ukraine, Kandinsky, Soutine, Chagall et Zadkine de Russie, Modigliani et Giacometti d’Italie, Vieira da Silva du Portugal et Arpad Szenes de Hongrie, Staël de Russie, Zao Wou-Ki de Chine. Tandis qu’en cette même période si féconde à Paris, on ne compte guère aux U.S.A. que Rothko, venu de Russie. On note de plus, pour ces exilés, la complexité d’étrangeté des peintres juifs, Chagall, Soutine, Modigliani, Rothko… dont l’appartenance ethnique-religieuse (l’interdit de la figure) les tourmentait d’exigences vers l’abstrait.

    De plus n’a-t-on pas remarqué que c’est de l’étranger que sont venus les regards novateurs qui reconnurent et lancèrent ces créateurs d’Avant-Gardes, Chtchoukine de Moscou, Stein de New-York, et de New-York encore le succès de Staël ? Le cosmopolitisme d’art moderne régnant à Paris, les réseaux d’échanges entre Paris, Vienne, Berlin…, puis entre Paris et New-York.

    En cette période propice à la création moderne, on n’arrive mal à s’imaginer, combien les ‘ailleurs’ étaient encore de véritables ‘ailleurs’ – attisés alors par les conquêtes coloniales : les ailleurs du Japon chez les Impressionnistes, les lointains de primitivismes inventés-exploités par Gauguin en Bretagne et Océanie, les étrangetés d’art africain pillés par Picasso et Braque, les forêts vierges du Douanier-Rousseau…. On n’arrive mal à s’imaginer ces ‘ailleurs’ qui entretenaient l’étonnement, alors qu’un siècle plus tard, en notre époque actuelle surabondante de voyages, il est tant de destinations lointaines et tant de pays déversés sur nos écrans… qui ne nous dépaysent plus guère, qui n’étonnent plus, comme autant de ‘non-lieux’ banalisés, de ‘non-ailleurs’. Sur écrans et papiers nous avons tellement vu la Perle de Dubrovnik que nous n’avons plus guère envie de la visiter, de la découvrir – en cela nous voilà prématurément vieillis. Le pire étant, de nos jours, le constat de se voir infliger de la création d’art contemporain où tout est mondialisé, où il n’y a plus d’ailleurs.

    En bref, on admire Zao Wou-Ki, advenu tout à la fin de cette période propice, arrivé de Chine à Paris en 1948, et développant et poursuivant sa chance créatrice sans se laisser atteindre par les arts contemporains – ne relâchant jamais la fraîcheur de son étonnement d’exilé. On dira de même de Staël, pétri de sa Russie dans la nouveauté de sa facture moderne, et refusant d’être encarté dans les mots d’ordre de l’abstrait, afin de poursuivre son mode personnel. Et de même on admire Modigliani, pourtant très proche de Picasso et des Cubistes, mais poursuivant sa facture propre, libre des modes parisiennes qu’il trouva en arrivant de son Italie.
    Chaque fois, de façon originale, la force du choix personnel de ces exilés, chacun étant habité de son ailleurs propre. Et par là ces artistes disposés à un étonnement tout à fait singulier.

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    Car l’étonnement naît de la découverte d’une présence autre, d’un ailleurs, d’une donnée nouvelle, d’un monde inconnu, d’une parole inouïe, d’un événement inattendu. Autrement dit, l ’étonnement survient dans la rencontre de l’altérité, de l’autre, du différent, du dissemblable, de l’hétérogène, et par là de l’énigmatique, de l’inconnu, du mystère, d’un ailleurs hors d’atteinte.
    Exemple d’étonnement, celui d’un vieux scientifique, Edgar Morin : « Je vis de plus en plus avec la conscience et le sentiment de la présence de l’inconnu dans le connu, de l’énigme dans le banal, du mystère en toute chose et, notamment, des avancées d’une nouvelle ignorance dans chaque avancée de la connaissance » (Connaissance, ignorance, mystère. Fayard 2017) .

Précisons les mots de l’étonnement : si la découverte inattendue est admirable, parce qu’elle est belle, ou qu’elle est bonne, l’étonnement se fait émerveillement (Madame D. éblouie par le bijou que porte sa voisine… mais restant envieuse, jalouse). Mais si cette découverte tient du ‘comment est-ce possible que cela me soit donné’, l’étonnement se change alors en reconnaissance, en gratitude (Madame émerveillée par le bijou qui lui est donné ; ou bien plus encore, au début de la Flute enchantée de Mozart, l’émerveillement de Tamino découvrant le petit portrait de Pamina et tombant amoureux : ‘Ce portrait est un ravissement comme nul n’en vit jamais de pareil. Je le sens, devant cette image divine. Quelle est-elle ? En vérité, je ne sais, mais je la sens ici comme un feu me dévorer. Serait-ce l’amour ?’ ).

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    Voilà le premier trait fondamental de la condition humaine, notre première chance, notre grande chance : c’est tout simplement notre vécu relationnel à base d’une altérité radicale, irréductible, imparable : la différence sexuelle entre homme et femme(créés tels à l’image de Dieu selon la Genèse 1,27) : mis au monde dans une donnée relationnelle en différence sexuelle, en hétéro – puisque sexe, au contraire d’homo, signifie étymologiquement ‘coupé’ (sécateur). Autrement dit : homme&femme, en leurs eaux les plus intimes, sensibles et personnelles, l’un restant à jamais l’inconnu de l’autre, vivement désiré parce que autre, inatteignable, mystérieux, là même où cette vie sexuelle de chacun peut porter très loin en désirs et tourments et bonheur… mais où l’un ne saura jamais ce qu’est le plaisir et l’aspiration de l’autre. ‘ Quelle est-elle ? chante Tamino. En vérité, je ne sais.’
    En clair, tels que nous sommes sexuellement créés, l’oublierait-on ? une donnée d’altérité qui est à même de porter à un étonnement infini ‘l’homme et la femme qui s’aiment, touchent à Dieu’, dit encore La Flute enchantée.
    N.B. Qu’on ne me dise pas que je condamne l’homosexualité, je constate seulement que n’y est pas vécue cette chance de l’altérité et l’ailleurs sexuels, sachant, heureusement, bien d’autres ‘terres inconnues’ qui nourrissent l’échange et l’étonnement de la présence de l’autre.

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    Deuxième trait fondamental de notre condition humaine nous disposant à l’altérité, et par là à l’étonnement, à l’altruisme, au don de soi : la parole, et plus largement le langage – cette ex-pression hors de soi vers l’autre. Deuxième trait qui tient aussi de l’Infini, qui porte à l’Infini. Je reprends ici la page 7 de mon site sur la création : selon l’évangile de Jean : ‘Au commencement était la parole, et la parole était Dieu’. Dieu est Dieu parce qu'il est en conversation, parce qu'il y a du langage chez lui. Et de fait, comment chacun de nous est-il venu au monde sinon aux confluences du langage ? L'évangéliste précise : « C'est dans le langage (ou la parole) que se trouve la vie ». La parole est dialogue, elle est échange entre celui qui parle et celui qui écoute et répond. La parole responsabilise. Elle amène la personnalisation de chacun. Elle établit sa différence, son intériorité, sa solitude, tout en franchissant cette distance, puisqu'elle rapproche, qu'elle est cor-respondance.

    Reprenons ces mêmes données terre à terre, concrètement, expérimentalement.

    1. Ecoutons le merle qui chante sur le toit, s’évertuant et prenant manifestement plaisir… à séduire et charmer son oiselle – tel Tamino pour sa Pamina. Soit notre premier modèle de langage musical venu il y a quelques 300 millions d’années.

    2. Ecoutons l’enfant qui babille et qui se met peu à peu à parler, entraîné par le parlé de ses parents. Dans ces paroles d’enfant, dans toute parole humaine, il y a du son signifiant qui sort, qui s’ex-prime, qui s’adresse à l’autre devant soi, qui s’ex-pose en cette relation d’altérité.

    3. Regardons maintenant le sculpteur aux prises avec son ouvrage, cherchant à lui donner sens et allure singulière, selon sa propre sensibilité, et selon ce que cela va pouvoir signifier aux autres qui regarderont cette sculpture. Il s’adonne, il se livre, il se donne aux autres, soucieux donc d’entretenir une relation avec eux, en communication de ce qui lui tient à cœur - autrement dit son propre langage d’art venant signifier aux autres (que ce soit pour séduire par sa beauté, ou pour provoquer par son heurt délibéré, ou pour communiquer l’ennui ou quelques autres impressions, quelques autres ‘messages’). Bref, de même que le parler, dans ce langage sculpté l’artiste s’ex-prime, s’ex-pose, se livre hors de lui (et c’est ainsi qu’il éprouve que son être même est d’ex-ister, de sortir de soi, d’aller et donner sa vie dans la durée de ses jours – créant et se créant ainsi). Autement dit, ce n’est pas seulement un langage de soi à soi, c’est une relation d’altérité qui se joue et s’invente, une relation où l’artiste se tient à soi et attentif à ces autres - étonné de ce qui lui est donné à leur adresse. Songez à ce peintre génial dans la grotte de Lascaux… et qui nous parle 18.000 ans plus tard.
    Langage parlé, langage d’art, la création véritable ne saurait venir qu’en rapport à l’autre, à l’altérité, à l’inconnu, au mystère, à l’inatteignable. Une disposition à base d’étonnement, sinon d’altruisme – la générosité de l’art.

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    Allons plus loin : ex-ister, se livrer hors de soi, s’ex-primer dans sa parole, dans son langage d’art, s’adonner à l’autre… comment celui qui vit ainsi ne se sentirait pas exilé, étranger, nomade, le contraire du sédentaire ; car celui-là vient d’un ailleurs, et cet ailleurs l’habite toujours ; et il ne cesse de partir, de repartir de lui ; il ne cesse donc d’être étonné en abordant des terres nouvelles… Zao Wou-Ki, l’exilé de Chine.
    Heureux ceux qui ont connu quelques vécus, quelques expériences de vie assez fortes et bouleversantes pour n’en jamais vraiment revenir, pour être à jamais ‘entre deux’. Certes on sait, malheureusement, les fortes expériences de vie dramatiques et traumatisantes, qui vous plombent pour toujours, tel le viol subi par un enfant, telle la Guerre, la Shoa… Mais heureusement, il est donné à certains, des expériences de vie très fortes et positives, très humaines, comme des Ciels qui ont éclaté et qui ne cessent de les ranimer dans leur goût et ardeur à vivre, leur bonheur profond.
    L’évangile de Jean fait dire à Jésus, à la veille de sa mort, dans son dernier geste de partage avec les siens : « sachant que le Père avait tout remis en ses mains et qu’il était venu de Dieu et retournait à Dieu » (Jn 13,3). Il est des êtres qui ont connu quelques éclats de Ciel, quelques vécus décisifs, quelques ailleurs dont ils ne cessent de revenir et vers lesquels ils ne cessent de retourner. Un étonnement, un émerveillement et une gratitude dont ils sont toujours quelque peu habités, comme une source de vie jaillissante qu’il leur revient de remémorer et ainsi raviver. Le devoir de mémoire qui fait vivre.
    Ainsi dans Citadelle, ces nomades du désert qui « prennent des provisions d’étendue et rapportent chez eux la béatitude qu’ils y ont trouvé. Et la maison est changée de ce qu’il existe quelque part la plaine au lever du jour et la mer. Car tout s’ouvre sur plus vaste que soi. Tout devient chemin, route et fenêtre sur autre chose que soi-même » (Saint-Exupéry. Citadelle 19).

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    C’est ainsi que j’ai fait ‘provision d’étendue’, étonné, émerveillé, en découvrant Zao Wou-Ki en 1992 avec le livre de son ami Claude Roy (Cercle d’Art 1989) - la grande beauté des peintures, et la claire intelligence de ce que l’ami écrit sur lui - et voilà 25 ans, que ces écrits me poursuivent jusqu’à ces réflexions aujourd’hui. J’en rapporte donc ici quelques extraits.

    « Ce que me communiquait ce peintre, c’était un sentiment d’étonnement heureux. Freud a parlé de ce qu’il appelle ‘l’inquiétante étrangeté’. Ici, tout au contraire : une rassurante étrangeté. Rafraîchissante… C’était une première heure, et le premier éveil. C’était la merveille de la surprise paisible… » (p.23)

    « Son exil est la matérialisation de la condition première de toute création : l’’artiste’ étant celui qui, loin de chercher à se confondre avec ses racines, à s’identifier avec son existence, assume délibérément la situation humaine générale de dédoublement, d’étonnement, de division de soi à soi. Qui s’établit consciemment dans cette duplicité ou multiplicité intérieure, dans cet exil premier, dans cette absence que la parole, les musiques, les formes tendent à la fois à aiguiser et à combler, à aviver et à abolir. Si l’homme était tout à fait un habitant de l’homme, s’il était totalement ‘à l’aise dans sa peau’, il n’y aurait ni bibliothèques, ni musées, ni musiques. Et l’utopie d’une existence plénière, d’une société parfaite rendrait parfaitement inutile cette compensation, l’œuvre d’art. Zao Wou-Ki choisit de faire correspondre à son exil du dedans l’exil physique. Il va vivre à Paris en restant de Pékin, donnant à sa présence européenne l’ombre ineffaçable d’une mémoire chinoise. Etrange étranger… n’étant somme toute jamais tout à fait là où il est, et encore moins là d’où il vient » (p.67) <

    « Zao Wou-Ki, exilé par élection, un de ces étranges étrangers plus humains d’être partout eux-mêmes en n’étant tout à fait chez eux nulle part. Les gens bien de chez eux oublient souvent une chose extrêmement importante : s’étonner d’être là. L’exil est un des chemins de cette modestie essentielle du cœur qui consiste à se souvenir qu’on n’est qu’un passager sur la Terre, et toujours à titre précaire… » (p.70) .

    « Une certaine façon de ne pas être devant la nature, mais d’accepter d’être avec elle, d’adhérer à l’existence sans y acquiescer pourtant toujours ; d’épouser les mouvements de la vie sans se laisser écraser par eux.. ; de s’abandonner à la vague sans se noyer pourtant… c’est cela que nous communique sans mots une peinture qui vient de l’Orient mais ne ‘va’ pas en Occident ; parce qu’elle va seulement où vont tous les hommes – même s’ils ne le savent pas toujours. Pas encore. Zao Wou-Ki paie du choix de l’exil le passage vers une patrie possible de l’esprit. Ce chat qui s’en va tout seul aborde une terre qui vaut pour tous. Il est de deux pays ? D’aucun ? Il en invente donc un (au sens de découvrir) où chacun peut vivre » (p.77)

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    Réflexion pour conclure : je supporte mal les écrits sur Zao Wou-Ki par Char, Caillois, Bonnefoy… : leurs excès d’images et de figures pour commenter une œuvre abstraite, sans figure.
    La couleur en éclaireuse échiquetée, presque en semi nomade… Une figure égarée aux abords de cavités profondes… Le fleuve criblé par la lumière de multiples destins aux énergies adverses n’est jamais esseulé… Un mur de bois refendu devant un feu qu’il dissimule… (Char)
Dans les toiles du Maître, tu contemples l’univers indivis à la fois la flamme et la rivière, la balafre et la nervure, la vrille et la futaie, l’aile déployée de l’insecte… (Caillois)
Le langage a découpé la figure de l’arbre ou celle de la montagne de ce grand dehors qui est notre lieu de passage…. (Bonnefoy)

    Je supporte mal leur besoin de se faire abscons pour dire l’abstrait - abstrus, obscur, hermétique, impénétrable. A croire que l’art abstrait est bien mal assorti à notre langage à base de réalités, de figures.
    N’en n’est-il pas de même de mes marbres abstraits (tels que Denise Paulme, spécialiste de l’art africain, les admirait parce que, disait-elle : ’ ils ne représentent rien’) ? Avec quels mots va-t-on exprimer ce qu’ils disent, ce qu’ils sont ?