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‘Vaines, diverses et ondoyantes’, sont venues mes écritures dans le cours, le courant de mes sculptures, leur allant : alertes et sauvages, comme le torrent qui charrie mes blocs de marbres, les roule et déboule, les affouille et les creuse. Sculptures & écritures : là, ce furent des marbres venus du métamorphisme au fond de la terre, suivi de l’œuvre du torrent, puis l’œuvre de ma main en correspondance, tandis qu’ici, sur écran, mes écritures sont mon modelage de la matière labile et mouvante des mots – matière venue de mes propres métamorphismes et charriages de vie. Deux façons de m’exprimer, deux langages - la main, la tête. «Ô fraîcheur, ô fraîcheur retrouvée parmi les sources du langage » (Saint John Perse). De quelles eaux j’entretiens le désir, de quelle source et ressourcement j’aime être le sourcier, l’inventeur ? Lorsque je sculpte et lorsque j’écris, à quoi je m’adonne ? A tout ce qui évoque force et grâce de la relation aimante, ce qui donne du corps et du cœur, ce qui suscite du désir et du charme, ce qui se noue et dénoue au sensible d’homme et femme. Toutes choses prenant naturellement visage d’altérité pour moi : de la femme, la femme aimée et aimante. Autrement dit, sculpture ou écriture, dans la matière comme dans les mots, c’est bien du mystère de la vie et de son secret qu’il s’agit, c’est de l’étonnement d’homme et femme en leur regard et nudité aimante. Soit, d’une part, l’art de ma main, le langage sculpté, allusif, elliptique, signifié plus que figuré. Soit, d’autre part, le langage des mots, leurs vertus et limites, leurs maladresses avec la nudité des êtres. Car c'est bien là, à cette ambiguïté du quelconque et de l'intime, à cet emmêlement d'âme et de chair, à cette floraison délicate de la vie, qu’il m'importe de jouer des deux registres, des mains et des mots, pour rendre ce frêle ressourcement à vivre que je crois notre grande chance - sinon la seule. Là même où on pressent les sources de tout langage d’humanité – à commencer par les premières formes de sculptures, il y a 35.000 ans : de petites femmes parées de beauté. Chacune de mes écritures trahit son époque, à l’instar des galets au long de la Durance – ma Durance dont j’aime dire, non plus le dur et le rance, mais ce qui dure et qui danse ; ces écritures donc, les unes charriées dans l’impétuosité du haut de son cours, au torrent ; d'autres en contrebas, avec la rivière dans sa force de l’âge ; les dernières, loin du chant et de la fantaisie des eaux vives, dans la lenteur du fleuve et sa pesanteur d’alluvions, le Rhône, jusqu’en ses bouches. « Sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant » disait de l’homme, Michel de Montaigne : diverses et ondoyantes, mes écritures viennent donc de mes âges de sculpture, les unes à propos des marbres, d'autres au sujet des fontaines durant les premières années, d'autres enfin se mêlant avec les formes figuratives, les bronzes et le cristal, là où j'ai été le plus disert, et sans doute bavard. Car force est de reconnaître qu’à l'abstrait de mes œuvres correspond mieux le silence ; Malraux dirait l’intemporel ; je dirais la présence. Une sélection de ces écritures a été mise en vitrine sur mon site Internet, avec des sentiments partagés, agréables et contrariés - tantôt le sentiment d'apporter des mots qui sauraient faire du bien, tantôt celui d'être livré en pâture au tout venant du public de la toile, tantôt le sentiment de trop : vingt pages d'abord en 1998, puis soixante, puis près d’une centaine aujourd’hui, sans compter la profusion des textes des « 20 du mois », petites pièces courtes à ses débuts, puis des développements de plus en plus longs, en m’adaptant aux capacités nouvelles d’Internet. Je reviens à la métaphore du cours d’eau de mes marbres : le torrent, une fois sorti de l’étroit et l’abrupt du flanc de la montagne, là même où les blocs de marbres sont arrachés et emportés – une fois délivré, débondé et lâché, ce cours torrentueux et sauvage s’est mis à chasser en un immense ‘cône de déjection’. L’expression dit bien l’immense faisceau de débordements, de déversements et par là de dépôts alluvionnaires qui se sont formés sur des millions d’années, terres, sables, graviers, cailloux, rochers mêlés, avec quelques-uns de mes blocs de marbre affleurant sur sa grève… N’en est-il pas de même du vrac de mes écritures au long de quarante années de vie et de sculpture ? Et surtout au début, n’en est-il pas d’un véritable lâcher et débordement de ce que je n’arrivais plus à contenir ? Tant et si bien qu’aujourd’hui, devant tout ce pêle-mêle, si je devais faire un recueil, il me reviendrait d’en extraire et travailler quelques pièces, de même qu'en remontant mon torrent je sais choisir mes marbres pour ensuite les sculpter ; il me reviendrait d’être sévère, pour n’en retenir que quelques-unes, et encore… Alors pourquoi cette retenue de ma part ? Plusieurs raisons m'y entraînent. Je dirais d’abord une très longue histoire de fleuves : les étonnants paradoxes de ma propre vie entre Rhône et Loire. Le Rhône d’où je viens, les Bouches-du-Rhône, son cours ample et profond, lent et silencieux, serait-il en amont plein de fougue et de chant de jeunesse au torrent de mes marbres – là où j’entends François Cheng s’exclamant après avoir longuement visité mon atelier : « Votre sculpture chante, Monsieur Coste, c’est une sculpture heureuse ». Aujourd’hui, je sais ce Rhône qui m’habite encore et encore de son cours lent et puissant, je sais ma retraite, mes limites et sérénités de l'âge qui me portent à être discret, à me taire ; et pourtant aujourd’hui, à Beaugency, me voilà amené à écrire en regard des déversements d’abondance de la Loire depuis les arches du pont, leurs bruissements de vagues et alacrités d’écumes, comme une vive persuasion à continuer… Étonnant paradoxe qui m’anime : ce qui m’habite du Rhône, fleuve mâle, et ce qui m’entraîne de la Loire, « ce fleuve femme, et qui diversifie ses séductions » (Genevoix). Dans cette même mouvance du temps, au tard du fleuve, il me semble que plus l'œuvre sculpté s'élargit et s'enrichit, plus il doit se désencombrer de mots, et trouver son éloquence en lui-même et par lui seul. Je dirais : plus il doit se faire présence, présence silencieuse, implicite, elliptique – se tenant à « l’accord tacite plutôt que manifeste ». Écriture courte et dense à la façon de Shakespeare. Sachant par ailleurs la saveur de la sagesse chinoise qui, tels les ouvrages d'art de François Cheng, associe de façon heureuse l'image et le texte, la peinture et la poésie ou le commentaire. Et pourtant quel attrait nous tient devant l'énigme, la présence et le mystère des œuvres sans titre ni légende ni signature comme les œuvres préhistoriques ou les sculptures médiévales aux multiples symboles et diverses lectures… en sachant que cet attrait n’existerait pas tant si l'artiste avait joint à son œuvre un titre ou une notice de lecture, ou pire lorsqu’un guide vient bavarder dessus. Que sont donc mes écritures à propos de ma sculpture ? Elles sont de trois ordres : les écritures qui cherchent, débattent et expliquent ; celles qui goûtent de l'émerveillement et du plaisir ; celles où je me confie de façon transparente. S'agissant de chercher, débattre et expliquer, d’ouvrir et reprendre sans cesse des questions, j'ai pris une habitude singulière au long de mes années de vie professionnelle, dans la recherche et l'enseignement en sciences humaines, à l’Ecole des Hautes Etudes : j'ai été rompu à la discipline d'être attentif et réfléchi, plutôt que disert, même si je savais vivement échanger et débattre avec mes collègues et mes étudiants ; le passage à la matière enseignée et à la matière publiée n'avait lieu que sur ce qui était vraiment intéressant à dire, sur ce qui avait signification et pertinence pour avancer l’intelligence critique et le questionnement des choses, sur ce qui fallait alors exprimer clairement en ce sens. Sinon me taire – n’ayant que faire du prurit de publier. A terme, une avancée après l'autre, un débat après l'autre, c'est plus le silence de leur dépassement qui me marque et me reste : il me revient éventuellement de m’ouvrir un peu en ce que je vis maintenant, et encore.... Ainsi mes propos sur ma sculpture passent au crible de cette critique : quel est leur intérêt ? Qu'est-ce qu'ils font avancer ? J'hésite à entrer dans l'arène, ne serait-ce qu’à cause des malentendus aux côtés des débats actuels sur l'art contemporain, tellement compliqués et verbeux. S'agissant d'écrire les plaisirs que je prends à sculpter et en particulier mes séductions de la femme, j'ai sans doute été naïf à abonder de mots, de plaidoyers et de poèmes. Mais qu'en sera-t-il au stade d'une publication ? Est-ce que je ne vais pas susciter la jalousie et l'envie ? Et combien il peut être blessant à certains d'entendre chanter les amours d'une femme. Car autant il est bon de savoir qu'un artiste prend plaisir à son art, autant on apprécie sa discrétion en ce domaine. Bonheur secret, parce que modeste. Et cela à l’opposé des valeurs médiatiques actuelles qui privilégient l’artiste témoin du malheur et non pas du bonheur. S'agissant enfin d'écrire de façon plus personnelle, de me confier, ne serait-ce que laisser affleurer quelques-unes de mes convictions intimes, je risque fort la méprise, tout simplement parce que sous cette forme de transparence, les choses de la vie deviennent si frêles et fragiles, si sensibles, que le moindre de leurs aveux, une fois entendu en différence, serait vite reçu en différend, en malentendu - comme un fin cristal brisé. Était-ce donc utile d’en venir là ? Ne valait-il pas mieux rester silencieux ? Non, en réalité, il s’agit bien d’arriver à une juste mesure du parler. Langage tacite et lapidaire de la sculpture, écriture taiseuse et dense du sculpteur, n’est-ce pas de discrétion qu’il m’importe ? Alors qu’il s’agit d’une écriture et d’une sculpture qui se veulent clarté de langage et force d’éloquence – parole d’homme, parler vrai. Jean Grosjean, qui appréciait mes écritures, m’invitait à savoir ôter, c’est-à-dire sculpter au sens étymologique, jusqu’à atteindre la forme juste. Et lorsqu’il me disait : « Votre sculpture n'est pas représentative, mais signifie comme une écriture », je l’entendais comme l’attente d’une écriture toute aussi signifiante, mais autre, un langage en lui-même, et non pour redoubler la sculpture, ou rendre son tacite manifeste, ou re-présenter sa présence. J’aime tant entretenir, dans mes écritures, l’exigence et le plaisir d’une œuvre d’art en elle-même, à l’instar de ma sculpture, même si on ne retient de moi que le sculpteur. Je dirais, homme de parole.
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