20 novembre : « créer une chose nouvelle »
20 décembre : corps-à-corps dans un monde d’images


20 janvier 2016 : la féminité dans ma sculpture


20 février : écritures & sculptures
20 mars : miroir >> face-à-face
20 avril : lyrisme
20 mai : sculpture : progresser et/ou transmettre
20 juin : l’art hors progrès
20 juillet : se libérer / se retenir



 

 

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   Toi, présence féminine,
est-ce toi, visage bienveillant, qui m’es venue et qui me viens accompagnant ma main à l’ouvrage ? Toi, depuis mes commencements en sculpture et tout au long de ma création. Toi dont je pressens, dont je sais le regard et l’attente en chacune de mes formes nouvelles. Le bon plaisir et l’attention critique. Présence diffuse, femme en rêve. On dira obsession.
   Toi qu’il m’a été donné d’approcher et découvrir, femme en vrai. Toi dont j’ai connu alors l’accompagnement, l’émoi et le désir que ma main ose venir se rendre aux délices de ton accueil : que ma  main sache donner à l’aventure sa chance, et s’avance, sans crainte, par bonheur et toujours nue, en ces terres inconnues, ces rives autres, féminines, étrangères mais si proches et intimes, livrées à ma caresse de ta peau, et si profondes, hors de toute atteinte. Toi dont je m’émerveille chaque fois du grand mystère de femme que tu es pour moi : toi, présence si proche et familière, et toute autre, infinie.
   Mais quels rapports entre de tels ébats d’amour en ces intimités de femmes, et les corps-à-corps de mes ouvrages dans la terre et le marbre ? Quels rendus vais-je en exprimer ?

0 Féminité en rêve, femmes réelles : la grande illusion* de ma sculpture se plait à imiter et suggérer ta corporéité féminine, et à en magnifier délibérément l’aménité et la douceur. La belle illusion d’une sculpture qui m’entraine ainsi à aimer, venue d’un travail d’imagination, après que le regard se soit longuement exercé au réel : sur modèles qui posent, et observant les gens, les femmes, et plus encore, démarche phénoménologique, le regard essayant de comprendre les expériences d’humanité fondamentales : comment sont les femmes.

   Quels rendus de sculpture vais-je donc privilégier de cette importance du féminin dans mon désir ? Vais-je faire venir des formes d’affirmation masculine, phalliques, comme tant de sculptures courantes ? Justement non, puisque ma sculpture est l’aventure de ma main au bonheur de m’adresser à toi, de t’exprimer toi, de te dire au plus heureux de toi. Là est la féminité de ma sculpture. Les œuvres de J.S.Bach sont toutes signées de sa main : SDG, Soli Deo Gloria ; mes sculptures sont signées MC, d’un trait de vie qui s’avance et monte entre deux lèvres : toi, que je suis en train de rejoindre, et par là l’Infini qui t’habite.
   Ainsi en est-il de mes couples qui versent à ton seul avantage, dissymétriques. Et ainsi des matières que je sculpte, dont je respecte l’altérité, sans prétendre les dominer, sans dualisme donc, puisque seul m’importe de savoir y répondre, y correspondre. Et qui sait aussi la marque féminine de ma sculpture venue de la féminité dont l’homme est habité.
   Ainsi commencèrent mes marbres du torrent – ces blocs abandonnés dans le cours de l’eau et sur ses rives. Chaque fois, en les choisissant, en les prenant dans mes mains, c’étaient des richesses latentes de formes sauvages et de veinages : chaque fois une beauté intérieure, unique, sans pareil, qu’il me revenait de deviner et de rejoindre, de sculpter, en la rendant ainsi à elle-même. Extériorisée. Telle que toi tu deviens dans l’amour, à l’éclat de ton visage.
   Puis vinrent les terres, les créations en terre, et de là les grandes pierres, puis les bronzes, les cristals. Là, au départ, entre mes mains, il n’était aucune inflexion de toi, rien dans cette motte de terre brute, sinon la consistance charnelle de cette glaise, le plaisir de la prendre en main et la mettre en forme, telles les mains du Dieu créateur de la Genèse modelant l’homme, Adam, ‘le terreux’, et y insufflant un souffle de vie – à croire que ce Créateur s’était fait lui-même désirs et mains de femme tout au plaisir de modeler son homme. Mais tant qu’à croire, je préfère nettement le Dieu du premier récit de la création dans la Genèse : « Faisons l’homme à notre image… : homme et femme il les créa ». D’où son exclamation de plaisir, comme le sculpteur devant son bel œuvre abouti : ‘cela était très bon’ - littéralement : ‘un bien intense’.

0 « Faisons l’homme à notre ressemblance : homme et femme il les créa ». D’emblée un duo, un dialogue, un échange, un répondant, l’engagement du langage, l’altérité radicale de l’autre, à jamais toi et moi, puisqu’il n’y a pas de moi sans toi. J’ai parlé de cette Création à la page 7 du site, en revenant à l’origine selon l’évangile de Jean : "Au commencement il y avait la Parole (autrement dit le Langage)... et ce Langage était Dieu". Dieu n’est pas Dieu parce qu’il a fait le monde, mais parce qu’il est en conversation, parce qu'il y a du langage chez lui. De fait, comment chacun de nous est-il venu au monde sinon aux confluences du langage ? L'évangéliste précise : "C'est dans le langage que se trouve la vie". La parole est dialogue, elle est échange entre celui qui parle et celui qui écoute et répond. La parole responsabilise. Elle amène la personnalisation de chacun. Elle établit sa différence, son intériorité, sa solitude, tout en franchissant cette distance, puisqu'elle est cor-respondance.

0 « Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre.
Que serais-je sans toi qu'un cœur au bois dormant.
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre.
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

J'ai tout appris de toi sur les choses humaines.
Et j'ai vu désormais le monde à ta façon.
J'ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines.
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines.
Comme au passant qui chante, on reprend sa chanson.
J'ai tout appris de toi jusqu'au sens de frisson. » Aragon

   Toi, présence aimée, que j’imagine prendre à bras le corps et venir dans mes mains lorsque je sculpte un bloc de marbre ou modèle une motte de terre. D’où mes interrogations : dans la forme déjà donnée du marbre et dans l’informe de la terre, quelle forme aboutie vais-je privilégier qui t’exprime - qui te soit heureuse et émouvante à regarder et toucher ?
   Depuis 35 ans, quatre aspects de la féminité se sont succédés et alternés dans ma sculpture, laquelle s’en est toujours tenue à des femmes et à leur bonheur d’aimer : 1. boucles, volutes et plis ; 2. O et V, la double symbolique féminine ; 3. le couple homme/femme, amplement développé ; 4. la maternité, à peine traitée.

 

 boucles, volutes et plis 

   Qu’est-ce qui nous touche à la venue d’une belle femme, ou à son souvenir, à son évocation ? Ses rondeurs dans la tournure de sa poitrine, son ventre, ses hanches, son allure, ses pas. La coulée de sa chevelure en boucles, ondulations et enroulements, friselis et accroche-cœur. Sa toison couvrant son intimité. Les volutes et voluptés de ses lèvres, ses regards, leurs plis d’intériorité, leurs frémissements, leurs mouillures, leurs coulées de larmes. Les rondeurs d’enfances venues d’elles. Les plis et ondulations de ses voiles, leurs bouillonnements, bruissements et murmures.
   Mais en réalité, si cette marque très singulière de ma sculpture m’est venue de cette empreinte féminine, elle découle d’abord de ma façon de prendre et tailler mes marbres du torrent : une donnée est là qui m’invite à lui correspondre, soit l’œuvre du torrent précédée par celle des fonds métamorphiques de la terre ; d’une part, à l’intérieur de la pierre, les afflux et méandres de veinages, d’autre part, en surface, les replis et ondulations venus des creusements et affouillements de l’eau…. Ce n’est que plus tard, que cette même habitude s’est poursuivie dans mes formes en terre destinées au bronze et par là plus fouillées en finesse.

   La plus belle abondance de cette symbolique féminine des volutes et des plis m’est venue en élaborant ensemble les deux modèles qui m’étaient commandés : Jeanne d’Arc et l’Aigue-vive - Jeanne gagnant des audaces et profusions de l’Aigue, et celle-ci d’une juste tempérance de la Pucelle.

0 «Dans la musique de Bach, ce n’est pas le caractère de la mélodie qui émeut, c’est sa courbe » (Debussy). La plasticité de la musique de Bach est la caractéristique majeure de son génie… Si on lui ôte ce plaisir des courbes diversifié à l’infini, ce délice du méandre, l’horreur inné de la droite… on manque complètement l’aspect le plus extraordinaire de son génie. En ce sens, Beethoven est son plus glorieux opposé… : une extrême virilisation de l’art souffrant d’un manque, l’élément féminin n’y parvenant pas à maturité….» (L.A. Marcel)

0 Lorsqu’il y a dix ans je posais la question : pourquoi dans le monde animal, les mâles ont plus d’allure et parure que les femelles, à l’inverse des hommes et des femmes ? La page 12 du site est venue en réponse : « Question de posture : lorsqu'il y a quelques millions d'années, les humains se sont redressés, le sexe de la femme s'est dérobé à la vue, et progressivement les jeux de parure et de voile ont fait leur séduction - non pas tant pour le couvert de ce que la nudité humaine exhibe, que pour le port de ce que la nudité féminine recèle d'invisible. »
   Naturellement, on considère l’intériorité de la femme dans l’abîme de son sexe, à l’opposé de l’homme, tout extérieur, aimant s’exhiber et faire démonstration de force. De là à associer la féminité à l’attitude réservée et modeste, sans doute est-ce là une marque culturelle - les femmes confinées aux intérieurs. Mais si on en juge seulement par les toutes premières statuettes féminines de la préhistoire, on constate l’importance du rendu des chevelures et toisons. Est-ce dire que les visibilités de la femme (beauté, parure, coiffure, vêtir…) sont à proportion et en rapport de leur intériorité cachée ? Si Cézanne parlait tant d’intériorité (lui qui était fâché avec la femme), n’y a-t-il pas là, avec la féminité, un tout autre secret à déployer – secret de sculpteur ?


O, ovale, anneau & V

«...Au cœur de l'homme, solitude.
Etrange l'homme sans rivage, prés de la femme riveraine.
Et mer moi-même à ton orient, comme à ton sable d'or mêlé,
que j'aille encore et tarde, sur ta rive,
dans le déroulement très lent de tes anneaux d'argile
- femme qui se fait et  se défait avec la vague qui l'engendre… »
Saint John Perse

   Aux plaisirs et audaces de la main et des rêves, une double portée de sculpture s’est dégagée, une double symbolique de la femme. L’anneau, l’Ovale, l’O… allant de pair avec le V d’envol, d’éclat, des ailes du désir – la fente. A l’intimité cachée de la femme, un double foyer du plaisir : le clitoris et le vagin : ses ailes d’envol et ses anneaux d’étreinte ; tandis que par devant, le V du mont Vénus dit la Victoire de la Vie. (Aux origines de l’humanité, selon la Genèse, le premier étonnement de l’homme après s’être uni à la femme : èVe, ‘haVVah’, la Vivante, la mère des Vivants.)


 au bonheur d’aimer 

   Femmes aimantes et bonheur d’aimer : mes deux rendus privilégiés, qu’ils soient figuratifs ou abstraits. En 2013, l’inventaire de mes sculptures compte 135 créations de femmes, et 160 de couples. Combien plus depuis. Dès mes débuts, dans les années 80, alors que je m’adonnais aux marbres, puis aux fontaines, mes créations privilégiaient nettement le thème du couple (bonheurs et tourments d’époque) – selon des factures abstraites. Puis l’avènement du bronze en 1990 m’a amené à alterner femmes et couples ; et ce furent alors des années de fougue et d’ardeur ; tandis qu’aujourd’hui, en entrant dans l’âge et les marques du deuil, j’aime donner à l’amour un ton plus calme et recueilli : justesse du geste, discrétion du langage. Mais toujours la dominante : au bonheur d’aimer.

 

 maternité 

   Registre mineur de ma sculpture. Dans notre monde occidental issu de la Chrétienté donnant tant d’importance à la figure de la mère (la Vierge Mère) et au modèle du remord de la femme aimante (Marie Madeleine), j’aime faire valoir, par différence, en alternative, le simple bonheur d’aimer de la femme. Avec elle au cœur, mes créations sont des instants de vie chargés de désirs et de rêves.

« We are such stuff as dreams are made on ; and our little life is rounded with a slepp » « Nous sommes de l’étoffe (la substance) dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil ». (W.Shakespeare La Tempête IV.1)  « There is a divinity that shapes our ends rough-hew them how we will » « Il est une divinité qui achève (modèle) notre destin, quelque informe en soit l’ébauche (malgré le dégrossissage qu’on pourrait y faire) » (Hamlet V.2)
‘Divinity’ : serais-ce toi, présence féminine, qui accompagne ma main ?

 

* Dans l’art seulement, il arrive encore qu’un homme, tourmenté par ses désirs, fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction ; et grâce à l’illusion artistique, ce jeu produit les mêmes effets affectifs que quelque chose de réel. C’est avec raison qu’on parle de la magie de l’art et qu’on compare l’artiste à un magicien.      (Freud  Totem et tabou 1913)

 

 

P.S. 18 janvier 2016 : mort de Michel Tournier - venu à la littérature à plus de 40 ans. « Ce que j’avais à dire était à la fois tellement secret et tellement essentiel que j’ai eu besoin d’une longue maturation pour publier quoi que ce soit » - de même moi, pour sculpter.

 

Jeanne d'Arc à l'atelier
(Platre) 1998

 

 

 

 

 

 

 

La reine de Saba
Mabre 1989

L'aigue vive
1998

 

la vie dans les plis
Marbre 1980

Jeanne d'Arc
1998 détail

0
2016

elle
2004

l'homme et la femme qui s'aiment
1989

l'attente
1999