20 novembre : « créer une chose nouvelle »
20 décembre : corps-à-corps dans un monde d’images
20 janvier : la féminité dans ma sculpture


20 février 2016 : éloge de l’obscur*


20 mars : écritures & sculptures
20 avril : lyrisme
20 mai : sculpture : progresser et/ou transmettre
20 juin : art, progrès et déclin
20 juillet : se libérer / se retenir





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jacob-ange-delacroix

    Ce matin d’hiver, en entrant dans l’atelier de J.M., un ami peintre, deux choses me frappent : une belle reproduction du visage confus de la Vénus de Vélasquez dans son miroir, et au pied d’un tableau qui m’est caché, un éclaté de coulures de tubes sur une palette de peintre, comme des traces et avant-goûts de l’œuvre en cours. Deux énigmes et vues indirectes, deux signes obscurs, l’un, en renvoi au visage de la femme, l’autre, au tableau  qui va advenir.
    De retour chez moi, en lisant la vie de Van Gogh et ses lettres, je découvre celle du 13 juin 1890, très peu avant sa mort – une lettre d’une lucidité étonnante, adressée à sa mère, où il se réfère au passage de St.Paul : « Aujourd’hui nous voyons dans un miroir, de manière obscure…». (N.B. On sait que jusqu’à la Renaissance, les miroirs étaient de métal, et donc de reflet obscur et confus, loin de l’éclat et la netteté de nos miroirs modernes, soit par là-même leur platitude, sans profondeur, sans mystère). Et me voilà assailli de jeux de renvois qui me donnent vivement à réfléchir : entre la Vénus de Vélasquez, ma lecture récente du livre de Serge Branly sur le verre et les miroirs (‘La Transparence et le reflet’), l’‘Eloge de l’ombre’ de Tanazaki (l’esthétique au Japon), la peinture de Van Gogh et ma sculpture, mes amours et mes souvenirs entre aujourd’hui et passé, mort et éternité…

    Voilà le passage de la lettre de Van Gogh. Il répond à sa mère en lui parlant d’une ville, Nuenen, où elle avait vécu, où ils avaient vécu. « Chère Mère. Cela m’a frappé dans votre lettre : vous dites qu’étant à Nuenen, vous avez revu les choses ‘reconnaissante qu’elles aient été un jour les vôtres’ – et maintenant les laissant toutes tranquillement à d’autres. / Comme au moyen d’un miroir, d’une façon obscure – c’est resté ainsi ; la vie et le pourquoi des séparations et des départs et la persistance de l’inquiétude, on n’en comprend pas d’avantage que cela. / Pour moi, la vie pourrait bien rester solitaire. Ceux à qui j’ai été le plus attaché, je ne les ai perçus qu’au moyen d’un miroir, de façon obscure. Et pourtant il y a une raison pour que mon travail soit parfois plus harmonieux aujourd’hui… ».

    Quel est ce passage de St.Paul sur le miroir (dans sa lettre I Co 13,10) ? (On note qu’il y est question d’enfance, alors que Van Gogh écrit à sa mère). L’Apôtre vient de célébrer la perfection de l’amour-charité (agapé), qui ne passera pas, quand tout le reste disparaitra. « Lorsque j’étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant ; une fois devenu homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant. Aujourd’hui nous voyons confusément dans un miroir, mais nous verrons alors face à face. Aujourd’hui, je connais d’une manière imparfaite ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu » (1)
    Dans cette perfection du ‘face-à-face’ espéré par Paul (une perfection de l’amour-charité : agapé), j’ose penser qu’il en aurait parlé autrement si, par choix de vie, il ne s’était pas ‘abstenu de la femme’ (I Cor 7,1) – s’il avait connu le plein amour d’homme (éros&agapé), c’est-à-dire la grâce d’une présence dans le vis-à-vis d’un visage aimé. Il aurait moins insisté sur la condition imparfaite dont il estime son ‘aujourd’hui’ par rapport à ‘l’Au-delà’, tandis qu’il aurait loué l’obscur et la perfection de l’amour dans l’expérience du face-à-face du visage aimé – l’expérience humaine fondamentale qui attise l’intime, l’insaisissable, le mystère, l’infinie richesse de l’homme.
    J’ose penser également que Paul n’aurait pas déprécié l’enfance comme il le fait ici : ces enfants dans leur candeur déroutante, ceux-là même dont Jésus disait que ‘le Royaume de Dieu leur appartient’ (Mc 10,14) ; ces enfants qui connaissent déjà, qui comprennent, mais ne savent pas encore parler. D’où l’erreur d’assimiler le passage de l’enfant à l’adulte, et le passage de l’aujourd’hui à l’Au-delà ; car autres les limites de l’enfant surmontées ‘une fois devenu homme’, autre l’imperfection de la connaissance ‘aujourd’hui’ dans l’attente de celle de l’Au-delà.

jacob-ange-delacroix

    On admire la Vénus couchée de Vélasquez – une Vénus antique, disposant d’un miroir ancien, donc trouble. De ce fait, on admire d’autant plus la performance du peintre qui ne nous montre cette belle femme nue que de dos, nous mettant ainsi en grand désir de la voir de face, alors même que de ce vis-à-vis nous ne pouvons en saisir que le visage confus, brouillé, artificiellement agrandi, dans le miroir antique tendu par l’angelot. Façon pour Vélasquez de peindre la Vénus antique et de citer l’Apôtre. (La même performance sera reprise dans les Ménines, où la figure du Roi, du Sacré, n’est restituée que dans l’indirect et l’obscur d’un miroir !!).
    On est touché par la façon dont Van Gogh est entrainé à parler de sa vie aujourd’hui sur le modèle très positif de sa mère : elle ‘reconnaissante’ des choses de son passé et ‘les laissant toutes tranquillement à d’autres’, et lui, Vincent, retrouvant ‘ceux à qui (il) a été le plus attaché’ et ne les percevant ‘qu’au moyen d’un miroir, de façon obscure’. Pour lui, comme pour elle, ‘c’est resté ainsi : la vie, et le pourquoi des séparations et des départs’ – ‘on n’en comprend pas d’avantage que cela’. Autant le Grand Meaulnes (même époque que Van Gogh, je suis en train de le relire), semble fixé sur un passé qu’il rêve vainement de voir revenir – autant par différence la mère de Van Gogh et son fils nous semblent ‘reconnaissants’ et donc libres de ce qu’ils ont vécu, des choses passées et des attaches… en les laissant vivre pour d’autres - reconnaissants aussi qu’on ne saurait les saisir que de façon obscure, et par là plus riche et vécue, enfouie, mystérieuse. L’un et l’autre sont en fin de vie, sans qu’ils envisagent ici leur mort ; mais si Vincent, en écrivant à sa mère, emprunte à St.Paul la métaphore du miroir obscur, ce n’est pas pour évoquer le ‘face-à-face’ de l’au-delà de la mort, mais à l’inverse, pour remémorer, dans le passé, des choses et des attaches dont ils sont ‘reconnaissants’, lesquelles, de ce fait, leur restent ‘obscures’. Van Gogh évite donc la dialectique trop facile de l’apôtre entre ‘aujourd’hui’ où tout demeure ‘imparfait’ et ‘obscur’, et demain, dans la gloire et la perfection de l’amour, où tout sera clair et ‘face-à-face’ ; bien plus réaliste, et énigmatique, c’est de son aujourd’hui qu’il se félicite auprès de sa mère, en l’appréciant plus harmonieux qu’hier. Vincent est le vrai enfant dans sa lucidité d’adulte.
    Van Gogh : une extrême sensibilité de la vue : du monde qui lui est donné à voir, du monde à exprimer dans sa peinture, avec une conscience aigüe de ce qui lui reste inatteignable, insaisissable (son tourment de l’obscur). Un peintre génial aux prises avec ce qu’il peut voir, de façon encore confuse, en se référant ainsi à la métaphore du miroir selon St.Paul. Non pas qu’il s’agisse pour lui de tendre vers une dimension à venir dans quelque Au-delà, à la façon de St.Paul (2) ; car pour lui il s’agit bien de la réalité même du monde présent : de ce que sont les êtres humains pour un pauvre bougre d’homme d’une extrême sensibilité de vue (et de cœur) – s’ouvrant à leur présence, à leur vis-à-vis, à l’exigence de bien les voir et les rendre - leur part obscure ne cessant donc de l’habiter.

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    Voilà donc que tout s’ouvre et qu’il est impossible de clore, de conclure. Mais puis-je ajouter une lecture différente de celle de Paul et de celle de Van Gogh, dès lors que j’essaie de comprendre ces enjeux de vis-à-vis, d’obscur et de clarté, à partir de l’expérience amoureuse (cette donnée inconnue chez l’un et tourmentée chez l’autre) : à partir de mes ‘face-à-face’ heureux avec un visage, un corps aimé, dont la présence m’était donnée, là dans mon regard et sous ma main, mais une présence me demeurant profonde, intérieure, insaisissable, mystérieuse, hors de mon atteinte – comme enfouie dans les miroirs obscurs d’autrefois. Là d’où me revient l’aria de la ‘Flute enchantée’ : ‘L’homme et la femme qui s’aiment, touchent au divin’ – portés au-delà d’eux-mêmes, à une mise en présence qui les dépasse, infinie.




(1) Dans sa 2ème lettre aux Corinthiens (3,17), St.Paul revient à cette comparaison du miroir : « Nous tous qui le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, toujours plus glorieuse… ». Ici l’image et le miroir transforment, entrainent déjà à la gloire.

(2) à la façon du questionnaire de Bernard Pivot à ses invités : ‘à votre mort, si Dieu existe, qu’aimeriez-vous qu’il vous dise’. Catherine Tasca répondait : ‘Viens, tu vas retrouver les tiens’, et François Mitterrand : ‘enfin tu vas savoir’.

* Obscur : trois sens : 1. Qui est privé de lumière : sombre, moins clair, mon vif, moins éclatant. 2. Qui n’est pas clair : qui est difficile ou impossible à comprendre, à expliquer. 3. Qui est peu connu, qui est caché, sans renom. C’est au 2ème sens que Paul écrit que ‘nous voyons dans un miroir, de manière confuse’ (Chouraqui traduit : ‘en énigme’ ; et Van Gogh, peintre, dit ‘obscure’) : la connaissance par la foi est indirecte et confuse-obscure (tel le mythe de la caverne de Platon). Paul écrira plus loin : ‘Nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision’ (2 Co 5,7)