20 juin : ma vie jusqu’à la fin
20 juillet : civilisations mortelles
20 août : promis à la vie
20 septembre : oui au don de la vie
20 octobre : le bestiaire des hommes préhistoriques


20 novembre 2015 : « créer une chose nouvelle »


20 décembre : lyrisme
20 janvier 2016 : mes marbres et la féminité
20 février :Pigalle / Rodin : deux époques
20 mars : mes marbres et la féminité



 

 

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la mémoire de l’eau 2004 53cm

 

   Plusieurs fois dans ce site de sculpture, j’ai parlé d’une démarche de vie où il m’importe de me renouveler, d’avancer, de ne pas répéter, de créer des choses nouvelles. Loin du souci d’innover ou d’être ‘in’ (suiveur des modes), seul m’importe, en allant chaque nouvelle création, de correspondre et m’accorder au fortuit et l’imprévisible, l’inattendue et l’inconnue qu’est la vie - ma vie : me disposer à ce qui advient, ce qui va advenir - être présent à ce qui m’est donné d’inédit et unique. Soit une façon de créer (et par là de vivre) que j’ai acquise de ma taille des marbres du torrent, dès 1977, et que je dois aussi, depuis 1981, à Nicolas de Staël, dont la découverte de son œuvre et de ses écrits au Grand Palais et à la Galerie Jeanne Bucher, fut pour moi décisive. Double chance.

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   Il y aurait tant à retrouver et relire, à découvrir et écrire sur la façon dont Nicolas de Staël tenait à avancer dans sa peinture, et comment ses avancées s’inséraient dans son époque de progrès. (Voir ‘Le prince foudroyé’ par Laurent Greilsamer (2003), Les Lettres de Nicolas de Staël présentées par Pierre Daix (1998), ‘Nicolas de Staël, le vertige et la foi’, par Stéphane Lambert (2015)).

   Avancer sa peinture dans un renouvellement continu, tel était Nicolas de Staël. Il écrivait à 22 ans : « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine » - ne cessant de voyager et par là de renouveler ses motifs, sa peinture – depuis sa petite enfance arrachée à Saint-Pétersbourg et très bientôt orphelin. Toutefois on remarque sa constance, ses avancées en répétitions obstinées au long de quatre périodes : les ‘zébrures’ abstraites d’abord, puis les grands aplats en 1949, puis à partir de mars 52 ces mêmes aplats se faisant figuration (les footballeurs, la femme), puis tout à la fin, novembre 54, la ‘déliquescence’ de ces aplats abstraits ; il se suicide le 16 mars 55.

   Or ce n’est que dans ses derniers changements que Staël a écrit son besoin de se renouveler. En janvier 1955, il répondait à un collectionneur, Douglas, qui supportait mal qu’il altère sa peinture : « La peinture, la vraie, tend toujours à tous les aspects, c’est-à-dire à l’impossible addition de l’instant présent, du passé et de l’avenir… On fonctionne comme on peut. Et moi j’ai besoin pour me renouveler, pour me développer, de fonctionner toujours différemment d’une chose à l’autre, sans esthétique à priori… Ce qui importe c’est que ça soit juste… Mais l’accord à ce juste, plus il est différent d’un tableau à l’autre… plus cela m’intéresse de le parcourir ». Et peu avant, il écrivait à son ami Jacques Dubourg : « Ce que j’essaie, c’est un renouvellement continu, vraiment continu, et ce n’est pas facile. Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour… »

   Lors de son changement précédent, en 1952, son abstraction dérivant en figuration, c’était le milieu conservateur de la critique qui ne supportait pas que leur champion français de l’abstraction, face aux américains, dégénère dans la figure. C’était leurs préjugés qui les empêchaient de voir sa peinture. Staël devançait son temps. Telle l’étonnante interrogation d’Elsa Triolet re-découvrant la peinture de Staël, longtemps après sa mort, en 1961 : « Pourquoi Louis (Aragon) et moi avons pu passer à côté d’une œuvre pareille ? ». Il faut croire qu’un art qui crée des choses nouvelles est inévitablement voué à l’incompréhension, parce qu’il devance son temps, qu’il vient trop tôt. « Chaque être humain vit à l’intérieur d’un patern culturel déterminé et interprète son expérience sur la base de formes acquises ; la stabilité de cet univers culturel est essentielle.. (Mais) parmi les quelques raisons que nous avons de croire supérieure la culture occidentale moderne, il y a précisément cette plasticité, cette aptitude à répondre au défi des circonstances en élaborant de nouveaux modèles ». (Umberto Eco, L’œuvre ouverte. 1961). Heureusement donc les vrais artistes qui innovent. Malheureusement le conservatisme qu’imposent les marchands, soucieux avant tout que leurs produits se reconnaissent bien, c’est-à-dire ne changent pas. Les artistes véritables sont transgressifs (cf. p.47 de ce site). Sachant encore que « nul n’est prophète en son pays », comme le constatait Jésus de Nazareth mal reçu chez lui ; il désignait ainsi notre incapacité fondamentale à accueillir la vraie nouveauté, le ton inédit d’une parole, la portée insoupçonnée d’un message – soit ici l’allure originale de Staël pour ses contemporains.

   Si c’est à la fin de sa vie que ce génie exprimait son besoin de renouvellement, on peut se l’expliquer en rappelant qu’il était alors pressé de produire, de produire toujours plus, du fait de son succès et de l’attente des marchands, si bien que ses multiples peintures pouvaient prendre une allure de ‘déjà dit’. Il épuisait sa veine. Et de fait, dans ces conditions, comment aurait-il pu créer vraiment du nouveau ? N’était-ce pas là sa désespérance ? – ce qu’il disait à son beau-fils, Antek, une nuit juste avant sa mort : « Je ne sais pas ce que je vais faire. Peut-être que j’ai assez peint ». La seule ouverture possible vers ‘une création vraiment nouvelle’, était son expression personnelle et authentique : ce ton de vérité qu’il écrivait en soulignant son individualité dans et par sa peinture : « Je veux réaliser une harmonie… Mon idéal est déterminé par mon individualité et l’individu que je suis est fait de toutes les impressions reçues du monde extérieur depuis et avant ma naissance ».
   Mais plus largement que l’aventure propre de Staël, on se pose la question : quelles nouvelles formes de peintures pouvaient-elles advenir après les avancées de ce génie ? (De la même manière qu’on s’interroge sur la gageure des successeurs de Rodin à faire comme lui et mieux que lui – Bourdelle, Maillol, Despiau…). L’ami de Staël, Pierre Lecuire, n’écrivait-il pas : « c’est un homme dangereux, un homme capable d’épuiser la peinture » ?

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   Lorsque j’ai commencé ma sculpture, on ne peut pas dire que, dans ce monde de l’art, j’étais soucieux de nouveauté. Je ne venais pas d’une école, et je n’avais que faire d’une tradition. Certes j’étais quelque peu familier de l’histoire de l’art, et je me mis à lire des ouvrages sur la sculpture, sur des sculpteurs – Michel-Ange, Rodin, Brancusi, Moore, les Grecs… Mais à vrai dire, ce que j’avais mûri jusque-là m’avait vivement disposé à n’avoir aucun maître. Génération 68. Il m’importait seulement de chercher et d’aller mon allure propre, la plus personnelle, soucieux d’exprimer ce qui pouvait être le plus authentiquement moi-même. Selon le mot de Nietzsche : « Il faut avoir un chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse ».

   Ma chance, ma grande chance fut alors la taille des marbres du torrent. D’emblée, en 1977, cette sculpture s’imposa comme ma chance, mon école : ce qui m’initiait à une démarche toute à fait singulière. Cette sculpture où il ne peut y avoir que du nouveau - telle la vie : à chaque nouveau bloc de marbre brut que je choisissais dans le torrent, que je tirais inerte de sa gangue, que je montais à la voiture et ramenais à Paris, et qu’ensuite j’examinais longuement, patiemment – chaque nouveau bloc était une invitation à correspondre à une donnée originale, à une beauté latente selon ce que le torrent avait déjà formé et selon le jeu de veinages – une somptuosité intérieure qu’il me revenait de savoir extérioriser, rendre à elle-même. Chaque fois donc « créer une chose nouvelle ». Et puisque d’un bloc de marbre à l’autre, il n’était pas question de répéter, chaque fois ce ne pouvait être que la création d’une nouvelle « chose nouvelle ». Et c’est ainsi que l’habitude de sculpter me devint tellement familière, je dirais élémentaire, qu’elle se poursuivit lorsque je me mis à entreprendre une motte de terre à modeler : chaque fois, me revenait la quête d’une création nouvelle, en évitant autant que possible de répéter, en oubliant le passé, en étant là, dans le présent, au jour le jour, cherchant à délivrer ce qui pesait en moi - ce « chaos » intérieur à même d’« accoucher d’une étoile qui danse ».

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   Ce faisant, depuis tant d’années de sculpture, j’ai toujours eu en tête, et dans mes mains, et dans les gestes et ma longue persévérance… l’allure libre des prophètes bibliques, à commencer par Abraham marchant devant son Dieu, l’allure de Jésus de Nazareth dont la nouveauté  était incomprise… avec ce mot d’Isaïe faisant dire à son Dieu : « Me voici, je vais créer une chose nouvelle ; maintenant elle germera » (Is 43,18). Profonde sagesse biblique imprégnée d’amour - où on apprécie la façon dont cet imaginaire du Dieu en train de créer une chose nouvelle, se coule dans l’image de la germination, de la poussée de la graine, du biologique, des avancées de la vie. « Vivre pour l’arbre, c’est prendre de la terre et la pétrir en fleurs » (Saint-Exupéry, Citadelle 23). 

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   J’ajouterais la leçon du chant des oiseaux depuis 300 Mo d’années (bien avant notre histoire de l’art) : dans de très nombreuses espèces d’oiseaux, les jeunes commencent par imiter maladroitement le chant d’un ou de plusieurs tuteurs adultes, qu’ils prennent pour modèle, jusqu’à réussir à le reproduire très fidèlement. Puis ils introduisent des variations individuelles, personnelles, singulières – des improvisations – et ce chant singulier devient de plus en plus stable, il se cristallise. Ce chant de séduction est à la fois semblable à celui de leurs voisins, mais aussi, en partie, à nul autre pareil. Et ainsi, dans chaque population d’oiseaux, émerge, à chaque génération, une gamme de variations, de nouveauté. (JC.Ameisen. Les battements du temps. 2012  p.237).