20 novembre : « créer une chose nouvelle »
20 décembre : corps-à-corps dans un monde d’images
20 janvier : la féminité dans ma sculpture
20 février : éloge de l’obscur


20 mars 2016 : la mort et l’autre monde


20 avril : écritures & sculptures
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jacob-ange-delacroix

‘élégance intérieure’
marbre 1982 h.42cm

    Une émission sur Stonehenge et son abondance de tumulus funéraires. La chanson de Brassens : ‘Mourir pour des idées’. Voilà mes interrogations qui s’enchainent (faisant suite au ’20 du mois’ précédent sur Van Gogh).
    Au long de la préhistoire, nos ancêtres vivaient entourés d’animaux. Il est probable que la mort des animaux devait les laisser impassibles, si ce n’est ce que cela pouvait signifier comme gain : de la nourriture, des matériaux utiles, des os, de la peau… - sachant par ailleurs, dans l’inattention générale, tous les animaux qui s’étaient écartés ou cachés pour mourir – et sachant aussi que la mort d’un humain pouvait représenter une perte : un chasseur en moins, une femme en charge du foyer…
    1° Est-ce la sensibilité des humains, plus vive que celle des animaux, qui les mettait plus en peine lorsque l’un de leur proche mourait ? Et cette sensibilité était-elle attisée par un comportement en groupe, un attachement communautaire plus fort que chez les animaux, plus familial - une forme d’altruisme ?
    2° Liée à cette sensibilité, est-ce leur intelligence qui les mettait en perplexité, en ouverture et questionnement sur l’absence et le vide que pouvait signifier la mort d’un être cher, et sans doute le sentiment de sa présence qui se perpétuait ? Peut-être la peine et les larmes, les dernières marques d’affection, les derniers hommages, en même temps que cette appréhension de l’inconnue, du mystère. Cela expliquerait l’apparition très précoce (il y a 100.000ans) d’inhumations et d’arts funéraires – là où je ne dirais pas les débuts de la croyance en la Transcendance, mais sans doute une ouverture à quelque au-delà, à une présence-absence.
    L’étape suivante va être très lourde de conséquences, grave : au Néolithique, on constate que ce sont les Puissants, les très Puissants qui se sont assurés une prolongation, une perpétuation, une pérennité de leur Puissance en se faisant des tombes excessivement prestigieuses : mégalithes, pyramides, mausolées de l’armée en Chine, tumulus, chars et trésors enfouis…
    3° D’où l’interrogation : ces méga-modèles de puissance n’auraient-ils pas étendu, forcé et excédé l’obsession de la mort et l’au-delà – diffusant et généralisant ainsi le ‘culte des morts’ à l’ensemble de leur société ?
    4° Et plus encore en ce sens, au Moyen-Orient, sur le modèle du traitement des morts chez les Puissants d’Egypte, avec les rites funéraires leur assurant le voyage vers les félicités de quelque Paradis, était-ce l’imaginaire d’un autre-monde qui se mettait en place, qui se démocratisait ? Et par là-même, était-ce la croyance en la Résurrection qui avançait sourdement comme feu qui couve – jusqu’à prendre en monde biblique dans la ferveur de la foi monothéiste ? Car de fait, si on inhumait les morts, si on enterrait avec eux des victuailles et des objets qu’ils avaient aimés, si on était si soucieux de bien conserver leurs corps, n’était-ce pas dans la croyance qu’ils devaient continuer à exister… et finalement ressusciter ? Sinon, hors de cette croyance, on incinère, comme en Grèce (dévaluant la matière corporelle), comme en Inde (croyant à la Réincarnation).
    5° Ensuite, depuis ce Moyen-Orient antique et tout au long de notre ère, n’est-ce pas la croyance en la Résurrection (cet imaginaire d’origine biblique, accentué par le Christianisme et repris par l’Islam), qui va s’étendre sur tout l’Occident, à cause de la prévalence des trois Monothéismes ? Or si cette Résurrection devenait tellement importante, centrale, c’est bien la mort pour accéder à cette Félicité qui s’est avérée imparable, donc obsessionnelle, fascinante - insolente, chante Brassens. Car à ces conditions, l’attention et l’espérance humaines en vinrent à se porter, à se déporter sur le temps d’Au-delà, au dépend du temps présent ; sur la ‘Grande illusion’ d’un ‘Autre Monde’, au détriment de la gratitude du don de la vie ; sur un bonheur céleste, au préjudice et au mépris de nos bonheurs sur terre ; voire la complaisance au malheur ; sur un corps glorieux ressuscité à venir, au désavantage et mépris de notre donne corporelle présente. Il faudrait expliquer ces points extrêmement pernicieux et lourds de dégâts.
    6° Autre aspect néfaste qu’il faudrait développer : n’est-ce pas dans cette redoutable dérive du don de la vie vers la mort et l’Autre-monde, qu’a été récupérée et modifiée, enferrée dans l’épreuve et le dolorisme - transformée la longue habitude des sacrifices qui n’étaient jusque là que geste de gratitude et d’hommage aux dieux pour se les amadouer ?
    7° Et pire, n’est-ce pas la marque la plus retorse du Christianisme (par différence avec d’autres religions) que d’avoir établi la dialectique de la Passion et la Résurrection, de la Croix et la Gloire, selon le grand scénario de St.Paul célébrant le Tout-Puissant ? Dieu même, le Seigneur Jésus-Christ, qui s’est fait homme et s’est voué à mourir crucifié pour accéder à la Gloire, Ressuscité. On oublierait par là-même que le cœur de l’Evangile, le plus précieux de la Bonne Nouvelle apportée par Jésus de Nazareth, son modèle de vie, était un simple bonheur d’aller et débattre avec ses disciples sur les routes de Palestine - le meilleur de la façon biblique de prendre la vie ?

*

    Dans ce long historique de la mort, depuis 100.000 ans, 10.000 ans, 2.000 ans, c’est bien la chimère d’un ‘Autre-monde’ qu’il nous faut dénoncer. Autant on peut s’expliquer comment cet imaginaire est advenu et s’est vulgarisé, autant on ne peut que déplorer que cette croyance ait déporté (aliéné) l’attention et le cœur vers ce qui est hors de notre monde, hors de notre condition ; qu’elle nous détourne ainsi de la confiance et gratitude à prendre la vie telle qu’elle nous est donnée – elle est déjà si sensible, et fragile, et tourmentée, mise à mal… - mais si vive, aux moindres mises en présence. S’il est une dimension précieuse et profonde de notre condition humaine qu’il importe de pressentir, pour s’y accorder et y correspondre, ce n’est pas d’un autre monde par delà la mort, mais d’une dimension intérieure du cours même de nos vies : l’éternité qui nous habite (qui nous creuse comme ce marbre, cette ‘Elégance intérieure’ ci-dessus), qui est là de toujours et à jamais - notre présence, notre être véritable. N’est-ce pas ce que nos arrières-parents de la Préhistoire, auprès de leurs morts, étaient enclins à deviner, à rejoindre et poursuivre, au plus commun et banal : la qualité de présence les uns les autres - tels qu’ils s’aimaient et par là donnaient la vie – d’où nous sommes venus ?