« Voici ma mort qui arrive, dit l'abbé Blanès (‘La Chartreuse de Parme’ Ed.Poche p.223).
- Comment ! s'écria Fabrice tout ému.
- Oui, reprit l'abbé d'un ton sérieux, mais point triste : cinq mois et demi ou six mois et demi après que je
t'aurai revu, ma vie, ayant trouvé son complément de bonheur, s'éteindra. Come face al mancar dell' alimento (comme la petite lampe quand l'huile vient à manquer.)
…(Le soir venu le vieil abbé embrassa Fabrice), le reprit plusieurs fois dans ses bras : - La mort, dit-il enfin, qui va terminer cette vie si longue, n'aura rien d'aussi pénible que cette séparation. »
Communément, notre expérience de la mort est celle de la perte, celle d’avoir perdu quelqu’un, celle de devoir perdre la vie, celle du néant qui suit la mort, d’où son angoisse, son scandale – l’absurde. Ce faisant nous nous situons toujours à l’extérieur de la mort, on s’y objective soi-même avant et après sa mort. Et cela y compris dans l’espérance d’une Résurrection ou d’une survivance. Y compris dans l’angoisse de quelque ‘Jugement’ – Ciel / Enfer. Y compris dans la mémoire et les hommages rendus aux morts. Y compris et surtout dans le traitement honorable de leur dépouille, de leur tombe. Y compris dans les prières pour le ‘salut de leur âme’, pour leur écourter du purgatoire.
A 76 ans, depuis quelques années et de plus en plus, j’envisage sereinement la fin de mes jours depuis l’intérieur de ma propre vie, depuis ce qui m’a été donné, depuis la gratitude confiante de ce qu’il m’est donné de vivre au jour le jour, depuis ce qui me sera donné de vivre tout à la fin. Une fois arrivé à ce bout de mes forces, j’ose envisager une voie parcourue, une œuvre accomplie, une épreuve endurée, une longue vieillesse, une fin du jour… s’éteignant dans un repos, un endormissement. «…ma vie, ayant trouvé son complément de bonheur, s'éteindra »
(N.B. Autant de l’extérieur, on peut objectiver la mort, on peut imaginer le scénario de sa propre mort, autant de l’intérieur de chacun ce passage ultime demeure totalement inconnu, sauf rêve ou intuition prémonitoire).
Alors comment puis-je oser envisager ma propre fin de vie comme apaisée ? De ce passage ultime je n’ai aucune peur *, mais que sais-je des épreuves et souffrances qui pourront y amener ? J’admire des fins de vie comme celle de Jésus de Nazareth, de François d’Assise et de tant de héros dont les grandes souffrances précédant leur mort n’ont pas éteint leur générosité de cœur, leur ‘oui’ à la vie, leur disposition d’aimer jusqu’au bout : tout ce qui donnait sens de l’intérieur à leur mort.
Selon les mots de Jésus : « Ma vie nul ne la prend, je la donne de moi-même » (Jn 10,18).
(N.B. J’ajoute que cette sérénité qui m’habite quant à ma mort, n’empêche pas le réel souci de mes proches : le souci de ce que ma mort va signifier pour eux – puisque c’est pour eux qu’il y aura mort : perte, séparation, larmes, passage éprouvant du deuil. Comme J.Brel le chante des vieux : « Celui des deux qui reste se retrouve en enfer ».)
Puisqu’en étant réaliste, l’inconnue reste totale sur ma fin de vie, soit que dans ce dernier souffle, elle s’éteigne, s’anéantisse, soit qu’elle entre en éternité, dans ces conditions, c’est le sens même de ma vie au long de mon existence, qu’il m’importe absolument de poursuivre, recueillir et approfondir… jusqu’à ce dernier moment. Car de deux choses l’une, si cette mort devait être extinction, il reste qu’au long de mon existence, mon étonnement du don extraordinaire de ma vie n’en serait pas moindre, ma gratitude, mon ‘oui’ à la vie (Mais je sais aussi la foule de ceux ne connaissant de la vie que souffrances et épreuves, et n’étant nullement à même de gratitude) ; mais si ce dernier souffle est passage en vie éternelle, me voilà pressé à chercher à comprendre en quoi cette vraie vie n’est pas seulement pour ce moment : elle est dès maintenant et de toujours ; et celle-ci, j’en suis intimement convaincu, ne saurait être qu’à la mesure de l’amour : de ma gratitude confiante et ma générosité de cœur accordées à ce que je reconnais comme le don de mes jours. Cette Vie éternelle, cette ‘vraie vie’ est la densité de vie dont mon existence est sous-tendue – là où s’espère que le meilleur de mes relations prenne enfin plein effet : présences à ma présence - toutes enfin rendues à leur plein désir, leur mesure d’amour, leur dimension éternelle – « dès maintenant enfants de Dieu, ce que nous serons n’a pas encore été manifesté » (selon Jean, 1 Jn 3,2). Telle la réponse de Catherine Tasca au questionnaire de Bernard Pivot (le 23.6.2000) : « Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous, après votre mort, l’entendre vous dire ? - Viens, tu vas retrouver les tiens ».
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Aux pages 30 à 35 de ce même site, ce que j’ai écrit sur la mort est pour moi d’une autre époque. Années 90 : lorsqu’au Syndicat des sculpteurs, je tentais de lancer une Association pour que des sculpteurs et tailleurs de pierre proposent une offre de création funéraire mieux adaptée aux attentes des familles que les produits courants présentés par les marbriers. Ce faisant, j’insistais sur l’importance de la dépouille mortuaire, de la tombe.
Et voilà qu’est venue la mort de mon épouse en décembre 2012, m’amenant à saisir combien son absence est toute emmêlée pour moi de sa présence (et combien peu alors compte sa tombe – un beau marbre brut en terre nue). Avec elle j’essaie de me tenir à ce qui se poursuit de sa vie avec moi - présence à présence - telle Béatrice au Paradis de Dante (87) : « tutta disïante a quella parte ove 'l mondo è più vivo ». Puis très peu après, ce fut la mort de ma première épouse, tandis qu’entraient en résonance, de plus en plus nombreux, les proches et amis disparus, leur accompagnement silencieux.
Sereine et confiante, ma gratitude d’être vivant, telle la réponse du Mahâbhârata : « Chaque jour la mort frappe autour de nous, et nous vivons comme des vivants éternels, voilà la plus grande merveille ». Ce ‘complément de bonheur’ jusqu’à ce qu’il s’éteigne.
* Je pense que cette sérénité quant à ma mort s’est ancrée chez moi depuis mes violentes crises d’asthme d’enfance où plus d’une fois, à bout de force pour respirer et sans aucun calmant, je pensais que j’allais mourir.. - et puis la vie revenait - comme un printemps. Sans doute est-ce là ma chance d’être entré ainsi en familiarité avec la mort, comme le peut l’enfant. Sachant de plus, dans cette petite enfance, l’expérience de la mort avec la Guerre, avec la mort de mon petit frère. De plus, dans cette sérénité confiante, je devine l’empreinte de tendresse acquise de mes parents, et plus encore, par la suite, ma gratitude du don de la vie en connaissant l’amour. Quant au souci de mes proches dont je parle, c’est lui qui, plus d’une fois, fut le garde-fou à mes tentations de suicide en certains passages difficiles. |
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