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Carte d’Aquae Sextiae
(Aix fin 1er sc.)

JD Brignoli : ‘Aix-en-Provence antique et médiévale’(Histoire antique et médiévale n°42 avril 2015)

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   A Aix-en-Provence, lorsque j’étais enfant, c’était la Guerre. Je suis né en mai 1939. L’incertitude d’avenir dans le regard des adultes, leur angoisse. Et même la Libération en 45 qui fut effacée pour moi avec la mort de mon petit frère. Ce qu’écrivait Valéry aux lendemains de la Guerre précédente, parlant de l’Europe: "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles".
   Mon père était professeur de lettres au Lycée. Lettres et histoire. Grâce à lui, la mémoire de l’Antiquité romaine et du Moyen-Age nous devenait familière : deux civilisations d’autrefois. Nous habitions au bord de la ville d’Aix, rue de la Molle, dans un ensemble de villas et jardins ; or à l’été 1944, lorsque les bombardements des Alliés se firent menaçants (nous habitions à proximité de la gare), il advint que mon père dût creuser dans le jardin une tranchée pour que s’y abritent ses enfants – une tranchée d’un bon mètre de profondeur. Voilà donc le professeur d’histoire, à cause de la Guerre, faisant œuvre d’archéologue ; et voilà l’enfant, avec les sirènes angoissantes et les attentes au fond de cette tranchée, découvrant le sous-sol de son jardin – ce sous-sol d’où sortit une masse de terre où se mêlaient des tessons de briques, de poteries et de céramiques. Sous le jardin de l’enfant, à quelques centimètres de profondeur, c’était autrefois une ville romaine : Aquae Sextia, morte 1500 ans auparavant, et peu à peu enfouie, inhumée. De fait peu après Guerre, à 300m de ce jardin, des fouilles archéologiques découvrirent les restes d’une belle villa romaine, avec ses colonnes, ses mosaïques… Et dès lors, année après année, d’autres fouilles révélèrent l’importance de cette ville romaine disparue, avec deux rues principales, dont notre rue de la Molle (Decumanus mineur).
   Quelle prise de conscience singulière était-ce donc pour cet enfant ? Autant la civilisation du Moyen-Age à Aix lui devenait banale par de multiples témoins d’époque (églises, cloitre, tour, remparts…) ; autant la civilisation Celte se révélait sous ses yeux avec les fouilles de l’oppidum d’Entremont, au Nord d’Aix ; autant, par différence, à l’entre-deux, la civilisation romaine lui semblait absente à Aix, disparue : elle que nous apprenions par ailleurs dans les leçons de latin et admirions dans les Antiques d’Arles, Nîmes, Vaison, Oranges, Glanum..., cette même civilisation avait été une dimension d’Aix absolument majeure (la première implantation romaine d’importance en Gaulle), mais enfouie, sans aucun témoins, sinon pour l’enfant que j’étais ces tessons de poteries exhumés de son jardin. Une Revue récente sur ‘Aix antique et médiéval’ (avril 2015) rappelle cette particularité : « Aix antique n’a pas survécu avec la même glorieuse évidence (que Nîmes et Vaison) ; elle est toute entière à chercher dans son sous-sol et seul le patient travail des archéologues et des historiens peut la faire revivre ».
   Patient travail… à faire revivre : serait-ce le mien depuis l’enfance en cette ville d’Aix, et la Guerre et la mort et la tranchée du jardin ? Cette expérience qui m’a donné mieux que d’autres, mieux qu’ailleurs, le sens d’une civilisation mortelle* : enfouie, inhumée dans le jardin de l’enfant, avec les traces de doigts de potiers sur les bouts de tesson qu’il ramassait : ses propres doigts y prenant goût et plaisir, jusqu’à ceux du sculpteur. Cet art éphémère, disait Malraux, cet art ‘antidestin de la mort’, à qui il faut redonner sa voix et le rendre à nouveau présent, puisque ‘toute œuvre est morte quand l’amour s’en retire’.

* ‘Vixit’ disaient les Romains d’un homme qui venait de mourir, ‘Il a vécu’ – plutôt que son passage au néant ou quelque Ciel, ils s’attachaient à son vivant. Ainsi des civilisations mortes, dont on retient l’histoire et ce qu’elles perpétuent de vivant.

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   Ce même questionnement me poursuit en faisant un zoom sur notre société entre 1945 et aujourd’hui. Dans mes jeunes années, à la Libération et les années 50-60… jusqu’en 68, une société entraînée par les mouvements de jeunesse - l’allant, le risque, l’audace, l’ouverture – JAC et JOC, A chœur joie et Jeunesses musicales, danses, Scoutisme, Jeunesses étudiantes, PSU, Œcuménisme, Vatican 2, Université, Recherche…. Dans ma vieillesse, une société pesante et encombrée d’anciens - sécurité, consommation, conservation - tandis que les jeunes sont au chômage, à leurs jeux vidéo, leurs Smartphones et réseaux sociaux, leurs drogues ; et pire, bien pire, le vieillissement à venir – retraite, dépendance.
   Que faire ? Sinon vivre mes vieux jours sagement, discrètement – en entretenant vaille que vaille le cœur et l’audace de mes 20 ans, le goût à vivre de l’enfance. Selon les mots de Nietszche : « Maturité de l’homme : retrouver le sérieux qu’il mettait au jeu étant enfant ».


Rappel

‘La Grange’, 12b rue de l’oursine à Beaugency, mon nouvel espace de sculpture, sera inaugurée par des ‘Portes ouvertes’ les 19 et 20 septembre. Mais outre cet accueil privilégiant les Balgentiens, je demeure disponible à tous ceux qui souhaitent prendre rendez-vous pour visiter ce bel espace (cf. archives 20 du mois de mai).