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Toutes les images sur Altamira

   Durant l’été 1879, ans une grotte préhistorique du nord de l’Espagne, à Altamira, une fillette de 8 ans, Maria, accompagnait son père, Sanz de Sautuola, qui creusait et fouillait le sol à la recherche d’objets témoins – sans accorder d’importance à des dessins qu’il avait à peine remarqués. La petite fille regarde le plafond et s’écrie : ‘Toros ! Toros !’. Etonnante naïveté d’une enfant qui, la toute première, découvrit la peinture préhistorique ; elle en fut l’inventrice, l’annonciatrice : merveille qui pour les savants d’époque ne pouvait être que des faux ; ce n’est qu’en 1895, après la mort de Sautuola, qu’elles furent enfin reconnues et authentifiées : la ‘Chapelle Sixtine de l’art quaternaire’ qui allait fasciner Picasso, Staël...

   Avec ses bisons, chevaux et cervidés… le bestiaire d’Altamira (daté de 14-15.000 ans) est proche de celui de Lascaux (daté de 17-18.000 ans, découvert en 1943) ; par différence avec le bestiaire de Chauvet (daté de 36.000 ans, découvert en 1995) où dominent les félins, les mammouth, les rhinocéros. Ces formes d’art à profusion que l’on découvre depuis avant- hier – ces œuvres de très haute qualité qui furent pratiquées durant plus de 25.000 ans– me laissent songeur et plein d’interrogations : ces peintures somptueuses où il ne s’agit que de grands animaux, d’animaux redoutables : des bêtes d’allure menaçante, toujours en train de courir, d’affronter. J’essaie de comprendre pourquoi cette forme d’art.

   Il est difficile d’imaginer comment était le monde à ces époques. Nous sommes loin, très loin de notre univers actuel caractérisé par du peuplement humain : chez nous les ‘autres’ ce sont d’autres humains, avec l’altérité de base hommes-femmes. A Chauvet, à Lascaux, à Altamira, il faut imaginer un monde peuplé de quelques rares petits groupes d’humains disséminés, tandis qu’en savanes, en forêts dominent les  animaux de toutes sortes, spécialement les plus dangereux et redoutés : félins, mammouth, rhinocéros, ours, bisons… C’est dire que, pour nos ancêtres, l’autre avec lequel il leur fallait aux entrer en empathie et respecter, c’était ce monde d’animaux ; l’altérité pour eux c’était la force de ces présences menaçantes qu’ils se représentaient imprégnées de puissance, sinon d’esprit. Voilà ce qui devait les hanter, ce dont ils étaient continuellement en rapport et évitement et devoir se protéger et se défendre… mais aussi approcher et attaquer et chasser pour se nourrir, se vêtir, s’outiller… Voilà le bestiaire qui, sur des dizaines de milliers d’années, a façonné l’imaginaire des humains - depuis les premiers Sapiens d’Europe à Chauvet – et bien plus loin, depuis les premiers Homos il y a quelques 6 Mo d’années.

   Plus tard, bien plus tard, il y a 10.000 ans, lorsque les humains ont progressivement établi leurs territoires (leurs agglomérats, leurs champs et leurs troupeaux – mis à part les lieux sauvages des déserts et forêts, peuplés de faunes dangereuses), on constate que la bête redoutable s’est perpétuée dans ses représentations symboliques ou religieuses, comme le monstre, le démon, le dragon, le serpent, le loup… Ainsi au Moyen-Orient ancien le Minotaure, le Taureau fabuleux, le dieu Baal, le Veau d’or... Ou encore en mythologie grecque la Gorgone, la Méduse, le Cyclope…. ou, en mythologie biblique, le combat de l’Archange contre le Mal, le dragon. Voire aussi l’ennoblissement des animaux en héraldique.
   Voire, plus marquant en culture occidentale, le second récit de la Genèse biblique, où Adam aurait été créé tout seul, seul parmi des animaux (‘toutes les bêtes sauvages’), jusqu’à ce que son dieu supplée à cette solitude en lui créant ‘une aide qui lui fut assortie’, la femme (telle une animalité supplétive des ‘bêtes sauvages’) – celle-ci aussitôt associée au Serpent (serpent-sexe) pour entraîner au désastre. Mais ne serait-ce pas aussi l’aboutissement de la dichotomie de culture grecque ? Le corps étant opposé à l’esprit, il devient bestialité : le bas, le sexe, la chair (chez St.Paul)… - autant d’imaginaires où l’homme entend cultiver sa supériorité et maîtrise de l’animalité. En fin de compte, depuis Chauvet et Altamira jusqu’à aujourd’hui, on serait tenté de retenir l’évolution d’une grande noblesse de rapport des hommes avec les animaux, ayant ensuite tourné en sombre contentieux de bassesse et vilénie. « Après Altamira, tout est décadence » disait Picasso.

   Mais j’ose aller plus loin dans la relecture de cette évolution : j’ose relier la pratique des peintures pariétales avec les rituels ultérieurs des sacrifices – 25.000 ans contre 5.000 ans. Ce faisant, j’essaie de rejoindre le sens du geste d’art dans son origine la plus lointaine et sa ‘tradition’ la plus longue, antérieure aux formes rituelles ‘modernes’ que furent les sacrifices religieux – formes aujourd’hui en partie abandonnées, tandis que se perpétuent les gestes d’art. (Voir en annexe de ce site, dans l’histoire de la sculpture de la femme, comment je m’interroge sur le pourquoi et le comment de cette sculpture préhistorique ; de même le chapitre que je consacre sur les sacrifices dans mon livre ‘Marie de Magdala’ Golias 2010 p.99-110).

   Peintures préhistoriques / rituels des sacrifices : 1° Dans les deux cas, il s’agit de se concilier, d’entrer en empathie avec ce qui est reconnu et respecté comme puissant et supérieur (la faune redoutable d’autrefois, ensuite les esprits et divinités associés à des bêtes), il s’agit donc de conjurer une peur, une menace, une hantise, un affrontement dangereux ; 2° dans les deux cas, avec l’animal, l’animal puissant, on choisit du vivant, de l’animé, âme et sang, donc quelque présence – et non pas des biens inanimés ; 3° et dans les deux cas, c’est la ‘projection’ de la bête qui résout la peur, qui réalise la ‘conjuration’ (‘le rite pour chasser les démons, pour combattre ou orienter les influences maléfiques’) – c’est une catharsis qui s’opère (1) : dans le cas de l’artiste préhistorique en entreprenant, en exécutant l’animal menaçant qu’il réalise sur la parois, qu’il re-présente devant son public ; dans le cas du croyant (mésopotamien, biblique, grec, romain…) qui se met en rapport avec son dieu en exécutant et exposant une bête en public, saignée et brûlée (2).

   Toutes choses qui m’amènent à penser qu’aujourd’hui encore les gestes de l’artiste seront d’autant plus justes et forts qu’ils s’inscrivent dans un enjeu vital comme devait être la faune réelle pour les artistes d’Altamira et la faune symbolique pour l’époque des sacrifices… et s’ils prennent ainsi forme de catharsis. A chacun son propre enjeu vital et sa force d’expression correspondante.

(1) Catharsis (katharos : pur) : selon Aristote, l’effet de purgation des passions par le moyen de la représentation dramatique : le spectateur se libère ainsi de ses pulsions, angoisses ou fantasmes en les vivant à travers le héros ou les situations représentées sous ses yeux (Wikipédia). S’agissant des peintures de grands animaux dans les grottes préhistoriques, je préfère nettement cette version théâtrale plutôt que celle de rituel chamanique – je dirais, plus fondamentale que le chamanisme. Aristote expliquant la catharsis par la musique : « Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l'âme hors d'elle-même, remises d'aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. C'est à ce même traitement, dès lors, que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d'une façon générale, sont sous l'empire d'une émotion quelconque pour autant qu'il y a en chacun d'eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allègement accompagné de plaisir. Or, c'est de la même façon aussi que les mélodies purgatrices procurent à l'homme une joie inoffensive » (La Politique VIII 7.134)

(2) Serait-ce en passant du taureau à l’agneau. On remarque que dans le Christianisme, avec le sacrifice du Christ en croix et la messe (autre théâtre-catharsis), il ne s’agit plus de sacrifice d’animaux, mais de sacrifice de soi, avec corps et sang symboliques ; alors que par ailleurs les Musulmans perpétuent le sacrifice du mouton, et que les Juifs ont abandonné les sacrifices, n’ayant plus leur Temple de Jérusalem.