20 juin 2019 : de commencement en commencement
20 juillet 2019 : des sculptures en vis-à-vis
20 août 2019 : le 20ème siècle et les 'Avant-gardes' de l'art
20 septembre 2019 : onze statues qui posent, une qui danse
20 octobre 2019 : artiste : se libérer, se retenir
20 novembre 2019 : "homme et femme il les crée"
20 décembre 2019 : la phénoménologie de Lévinas

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l'accueil Ste Marine
bronze 1997 h.46cm


    « Partir d’expériences concrètes et corporelles pour en dégager les significations profondes de l’existence humaine. Entre face à face éthique (celle du visage) et corps à corps érotique, aucune relation à autrui ne peut être désincarnée ».
    Je retiens ce résumé de la philosophie d’Emmanuel Lévinas du ‘Hors-série sur Lévinas, du Magazine de Philosophie, n°40, paru début février 2019. N’est-ce pas dans des termes proches que j’exprimerais ma démarche de sculpteur, aux prises avec des visages et des corps, ainsi que mes réflexions sur ma sculpture, celles de mon site ? Ce détour par la phénoménologie de Lévinas vaut donc la peine.

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    Emmanuel Lévinas (Lituanie 1905 - Paris1995) : fortement empreint de sa familiarité biblique par le Talmud, il s’est formé à la phénoménologie d’Husserl, en Allemagne, avant de venir à Strasbourg, puis Paris.
    Sa phénoménologie est une démarche philosophique concrète et expérimentale, s’écartant de l’abstrait pour privilégier la description et l’analyse des seuls phénomènes perçus, de l’expérience vécue et des contenus de conscience.
    Plus encore, sa phénoménologie, fortement biblique, privilégie l’expérience de sa relation à l’autre, laquelle se ramène à son visage. Soit donc une démarche décentrée à l’avantage de l’autre, de l’altruisme – loin de l’abstraction de l’ontologie, de la philosophie de l’être en tant qu’être, du ‘Je pense donc je suis’ de Descartes - pour Lévinas c’est l’avènement de l’autre, dans son visage, qui donne consistance et profondeur de pensée.
    ‘Phénomène’, vient de phainesthai : ce qui apparaît - (tiré du grec ‘phainein’ : intransitivement, devenir visible, venir à la lumière, se montrer, apparaître – d’où ‘épiphanie’). En privilégiant l’apparition de l’autre dans son visage, Lévinas entend ‘partir d’expériences concrètes et corporelles pour en dégager les significations profondes de l’existence humaine’ ; et s’il traite ainsi de l’incarné des ‘relations à autrui’, c’est bien parce que toute la réalité humaine ‘se ramasse’, ‘se livre’, et s’expose dans ce visage, cet ‘apparaître’ de l’autre.
    De plus, si la phénoménologie de Lévinas est biblique, c’est qu’elle s’attache au caractère concret de la langue hébreu, langue jamais abstraite, où l’abstrait de la ‘présence’ se dit ‘visage’, ‘face tournée vers’. Ce qui explique cette attention privilégiée à l’altérité, l’altruisme : la présence de l’autre en son visage.

    D’où ce résumé de sa pensée et sa vie exprimé par Jean Greisch, en tête de l’article ‘Lévinas’ de l’Encyclopédie Universalis : « Toute sa vie durant, le philosophe Emmanuel Lévinas a poursuivi un seul et même combat : montrer pour quelles raisons l’éthique, qui trouve sa source dans l’expérience primordiale de la responsabilité pour autrui, doit être reconnue comme la vraie ‘philosophie première’ digne de ce nom… C’est la découverte précoce de l’horreur nazie qui l’amène à remettre en cause un certain nombre d’évidences sous-jacente à la philosophie occidentale davantage attirée par le « Même » et la « Totalité » que par l’ « Autre » et l’« Infini ». De cette manière une phénoménologie centrée sur l’épiphanie du visage d’autrui vient s’allier au désir métaphysique du tout autre » .

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    Primauté du visage chez ce philosophe ! Qu’en est-il dans mes sculpture d’hommes et femmes ? Exceptés les grands modèles comme Jeanne d’Arc à Rouen, leurs visages sont habituellement simplifiés, suggérés, esquissés, ‘abstraits’, faisant l’économie de leurs traits réalistes, afin de donner à ressentir une présence sans être piégé dans l’anecdotique, le réalisme, le ‘figuratif’ des traits du visage, spécialement les yeux qui fascinent. Mais c’est dire aussi, de ma part, que cette présence se doit d’être ‘rendue’, par toute la gestuelle du corps – tel me semble le défi du sculpteur – et tel est l’enjeu extrêmement sensible de dire sans dire, d’exprimer de la présence alors que ce n’est qu’une sculpture dont le visage échappe – rien donc d’une idole, puisqu’il s’agit de suggérer une présence, une intériorité, une beauté qui vient émouvoir celui qui la regarde – une sculpture qui évite ainsi le grand interdit du 1er commandement de la Loi de Moïse de ‘tailler des images’, des idoles.

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    Au commencement, l’entrée du nouveau-né dans la vie : depuis sa conception au sein de sa mère, voilà sa naissance attendue et vécue comme un ‘événement heureux’ : fête et joie, effusion de chérissements – une fête répétée d’anniversaire en anniversaire - effusion et gratitude du don, de l’éclosion et l’avènement de la vie.
    Le nouveau-né vient au monde. Plus encore le monde vient à lui : tout ce qui lui apparaît et lui advient. A commencer par le souffle qui entre dans sa poitrine et d’où jaillit son cri – l’être humain qui est unité‘chair-esprit’ ‘glaise-souffle’ selon la Genèse biblique, ‘ Adam le terreux’. Et voilà le nouveau-né tout livré et exposé au monde des autres, à leurs bruits et leurs voix, à leurs regards et visages, leurs sourires, à leurs caresses et leurs soins de son corps, à leurs odeurs, à la saveur du lait tété au sein de sa mère, avec sa petite main empoignant ses douceurs.
    D’emblée et de plus en plus c’est du dialogue en ‘je’ et ‘tu’ avec sa mère, son père, ses proches. C’est ainsi que les autres prennent voix et visage pour lui – en toute aménité. D’emblée et pour longtemps encore, ce n’est que de l’amour, de la bonté, du vécu agréable à voir, entendre et toucher. ‘Le réel, c’est l’amour, c’est ce qui nous fait vivre’ « We are such stuff as dreams are made on, and our little life is rounded with a sleep », selon Shakespeare – ‘Nous sommes de la même étoffe que les songes, et notre petite vie est entourée de sommeil’.

    Plus tard, entre deux et quatre ans, ce seront ses premières prises de conscience conscientes et souvenues ; l’avènement de la conscience de soi dans le parler et la correspondance aux autres ; l’apprentissage de la tenue en vis-à-vis d’autrui, et par là l’altruisme ; la conscience de ses désirs, plaisirs et déplaisirs ; les premières sédimentations de souvenirs ; l’avènement de sa conscience de sa vie, ne serait-ce que dans les battements de son cœur qui s’affolent en ses émois, ses joies, ses peurs, ses pleurs… ; et c’est ainsi qu’il en vient à s’émouvoir de la peine et la souffrance des autres, des peines et pleurs d’une mère, de la maladie d’un petit frère, de sa mort… - toutes formes de sensibilité en empathie, qui lui viennent naturellement de ses vécus d’amour, de grande bonté, qui ont façonné son enfance : ce qu’on appelle l’amour de miséricorde, de charité, et dont on lui dira qu’elles viennent de Dieu – sans doute, mais bel et bien par ses vécus de petite enfance – des vécus qui s’accordent encore avec le ‘Royaume de Dieu’ en lui, selon l’évangile, dans sa candeur de ‘Petit Prince’.

    Plus tard, bien plus tard (puisque ses correspondances sensibles aux autres ne s’enrichissent et murissent que très progressivement), de premiers détachements s’opèrent d’avec père et mère. Et voilà, après l’adolescence, sa sensibilité qui s’émeut et s’éprend du ‘visage’ d’une âme sœur, dès lors que son aptitude d’amour, longtemps façonnée en son enfance, se fait plus vive et décisive dans le jeu de désirs en relation avec cet autre visage : habituellement corps et visage de femme, pour l’homme, et réciproquement - puisque femme et homme sont la donnée optimum de la proximité et la différence, de l’accordance et l’inconnu de l’autre, de son mystère ; même si l’on sait aussi la donnée d’autres relations possibles, d’autres harmoniques, dont les relations homosexuelles, serait-ce alors dans une moindre part d’inconnu et mystère, ou du moins différente. Mais clairement, avec l’amour, l’amour sexuel, sans doute est-ce là, dans ‘l’apparaître’ de la vie humaine, une grande part de sensibilité et gravité qui est donnée et qui mérite la plus grande attention, la plus grande estime… Tels les mots de Saint Exupéry : « Nous avons connu, aux heures de miracle, une certaine qualité de relations humaines, là est pour nous la vérité » . Car effectivement, où pourrions-nous la chercher ailleurs?

    Dans le même sens de cette même donnée vécue, expérimentée – cette ‘vérité’ - l’autre grande part de sensibilité et gravité s’entretient avec l’amour des proches aimés et disparus, par la séparation obligée, et surtout par la mort. Car c’est là qu’entre en jeu l’aptitude étonnante de la mémoire : cette pérennité (qui sait cette éternité ?), que chacun de nous est à même d’entretenir en lui, dès lors que chacun ravive cette disposition d’amour venue de l’enfance, tel le Petit Prince et sa rose sur son étoile. Par le recueillement du souvenir, cet amour des proches disparus, est donc bien l’aptitude étonnante de donner vie et éternité à ses proches. Serait-ce là la chaine des générations et des amours qui s’entretient d’âge en âge, au recueillement de chacun (comme dit l’évangile : ‘Le Royaume de Dieu est au fond de vous’) ? Le ‘paraître’ , l’éclat, la révélation de nos proches aimés serait donc là, au fond de notre recueillement de souvenir.
    Je venais d’écrire ces mots lorsque je tombe sur la réponse de Jean Claude Amesein au Journal Le Monde, en la Toussaint 2019 :
    « Vous avez dit que nous sommes faits de mémoire, de la mémoire des morts. Que répondez-vous à ceux qui parlent de la vie après la vie ?
    – Nous sommes faits de l’empreinte, en nous, de ce qui a disparu, de ceux qui ont disparu. Nous sommes faits d’absence. De la présence de l’absence. Des milliards d’années d’évolution du vivant qui nous ont donné naissance. Des dizaines de milliers de générations qui nous ont précédés et qui nous ont légué ce merveilleux présent de la richesse et de la diversité des cultures humaines. Du souvenir des femmes et des hommes que nous avons connus, et qui ont disparu : cette part de chacun de nous qui survit dans l’univers mental des autres est une forme de « vie après la vie », étrange, belle et fragile. Y en a-t-il d’autres ? Je ne sais pas. »