20 mai 2019 : ça va en allant
20 juin 2019 : de commencement en commencement
20 juillet 2019 : des sculptures en vis-à-vis
20 août 2019 : le 20ème siècle et les 'Avant-gardes' de l'art
20 septembre 2019 : onze statues qui posent, une qui danse
20 octobre 2019 : artiste : se libérer / se retenir
20 novembre 2019: artiste : "homme et femme il les crée"

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la mémoire de l'eau - marbre h53cm 2004

    Ce ‘20 du mois’ fait suite au ’20’ du mois de mai intitulé : ‘Ca va en allant’. Lorsque la vie est telle ce marbre qui se dresse fièrement de toute son empreinte de mémoire acquise des flots tumultueux du torrent et des remous métamorphiques au profond de la terre ; et le voilà, dressé dans sa sculpture, telle la vie, tel le petit enfant qui allait avec audace ses premiers pas – ce petit d’homme apprenant la maitrise de son équilibre, alors que chacun de ses pas le projette en avant, en déséquilibre – l’enfant qui s’en vient à marcher en osant risquer ce déséquilibre et le contenir par sa retenue, son maintien - ce petit d’homme, comme plus tard l’artiste, sachant, tout à la fois, se libérer et se retenir.

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    Albert Camus, dans son roman posthume ‘Le premier homme’ (p.66), rapporte la seule parole qui lui ait été transmise de son père. Lorsque celui-ci était en service militaire au Maroc en 1905, il avait trouvé un soir une sentinelle de son camp égorgée avec le sexe enfoncé dans la bouche ; un peu plus loin, un autre soldat avait été mutilé et tué de la même façon. Il avait dit que de tels assassins n’étaient pas des hommes. Mais l’un de ses camarades avait alors objecté que, pour les Marocains, c’est ainsi qu’agissaient les hommes et que, de toute façon, on était chez eux : dans certains cas, disait-il, un homme doit tout se permettre. Le père de Camus avait alors crié en réponse : « Non, un homme ça s’empêche, voilà ce qu’est un homme ». Si Albert Camus est l’auteur de ‘L’homme révolté’, mais quel modèle d’homme qui se résiste, se retient, se contrôle… et de cette maîtrise, quelle œuvre splendide nous a-t-il donnée !

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    Un écho de cette phrase lapidaire m’est venu à la lecture de Svetlana Alpers (Les Vexations de l’art. Gallimard 2008 p.115). En s’intéressant à la façon dont la violence est traitée par les peintres, elle rapporte l’intuition de l’historien d’art Aby Warburg : « la culture dépend de l’exercice de la retenue ». En rejoignant ainsi Freud, ce grand historien de l’art de la Renaissance qui fut l’un des seuls à être aussi attentif à l’équilibre et la retenue, parce qu’attentif à la persistance de modèles d’expression archaïques, de ‘formules de pathos’ dans les images.

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    Et pourtant, à l’opposé, j’aimais écrire sur mon site, page 47, un plaidoyer pour la pleine liberté en parlant de la transgression :

    " Transgression" : il faut oser ce très beau terme de la langue française et en redonner la vertu : ce terme que notre culture de chrétienté a limité au sens péjoratif d'enfreindre la règle, de contrevenir à un ordre, signifiant ainsi la faute, le péché. On apprécie alors, brèche qui s'ouvre, l'emploi moderne du terme, en géologie, qui réactive la richesse du sens d'origine, du sens éthymologique : "l'envahissement par la mer d'une région qui subit un affaissement". Mais on doit reconnaître aussi que les audaces de l'art sont toujours transgression, et de même bien des progrès de la recherche moderne sont transgressifs : des hypothèses et méthodes qui supplantent et défont les positions établies.
    J'aime cette image du flot de la mer qui déborde et envahit les grèves affaiblies, les régions riveraines "affaissées", là où le continent des normes et des règles ne tient plus, ne contient plus... J'aime les mots de Bazaine admirant les audaces de Bonnard en citant l'idéal zen de Braque : lorsqu'on a compris que la vérité n'est pas cela, mais vers cela, et que "c'est 'aller vers' qui est la vérité de l'artiste, et sa chance : l'artiste qui ne se suffit pas de vérités faciles, de vérités établies.., et qui tente d'"aller un peu plus loin que ce qu'on croit être la vérité... plus profondément" - sa vraie force est le par-delà - l'artiste qui, désemparé, avoue, comme Bonnard : "Je commence seulement à comprendre, il faudrait tout recommencer". Tels encore ces mots à propos du Bernin : "Le génie est transgressif. S'il invente ses propres lois, c'est pour aller au-delà, pour ne s'arrêter nulle part, pour attester une puissance créatrice qu'aucune faiblesse humaine ne semble pouvoir ralentir ou interrompre..."
    Normes et règles, "voies uniques", les sentiers seraient indéfiniment battus, s'ils n'étaient pas distraits et diversifiés par ceux qui se risquent à marcher en dehors. Pro-gresser, trans-gresser : là où le progrès ne fait qu'avancer devant, la transgression, elle seule, donne de la transcendance, de l'audace de passer outre, de passer de l'autre côté, de traverser, de dépasser... ; et son sens contraire est "régression". Telle la disgrâce du Bernin à la fin de sa vie : son audace n'étant pas assimilable par le néoclacissisme triomphant, le baroque devenant synonyme de mauvais goût. Sans ces débordements de mer et d'homme, la vie serait-elle encore ?

    Comment ne pas être reconnaissant envers les grands penseurs et créateurs d’art qui ont osé transgresser les normes et coutumes établies, et par là faire avancer le monde – faire prendre conscience des dimensions plus larges et profondes du monde ? Ils ont libéré le monde en osant eux-mêmes s’affranchir et l’exprimer.
    N’est-ce pas ainsi que nous aimons Cézanne, puis le meilleur des Avant-Gardes de l’Art moderne après le classicisme des formes ?
    Et pourtant, à force de trop louer les artistes modernes dans leur aptitude à se libérer (et d’en faire le maître-mot de mai 68), on aurait oublié le contrepoint nécessaire de la retenue – tel l’enfant apprenant à marcher en surmontant les déséquilibres successifs de ses pas.

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    S’empêcher, se retenir, se maintenir… n’est-ce pas là un trait de base de bien des pratiques humaines ? A commencer par le parler : ‘Le sage tourne sept fois sa langue dans la bouche avant de parler’. Voire l’éloquence dans son apprentissage par Démosthène, avec des cailloux dans la bouche. Voire aussi les pratique des armes : ‘Tenez votre fleuret comme si vous teniez un oiseau : pas trop fort pour le pas l’étouffer, mais assez fort tout de même pour ne pas le laisser s’échapper’. Voire encore l’apprentissage des rapports de l’homme à son cheval : la tenue par la bride placée sur la tête de l’animal et qui permet de le diriger. Lâcher la bride à quelqu’un, à un jeune, c’est le laisser libre d’agir ou de s’exprimer, dès lors qu’on ne tient plus les rênes, qu’on les laisse sur le cou de l’animal, lequel devient libre d’aller où bon lui semble ; tandis qu’un bon cavalier sait manier la bride avec tact, dans la juste liberté/contrainte du cheval. (Quand on sait que cette grande école de la liberté/retenue fut entrainée sur des millénaires par les humains, pour ensuite, en quelques décades de notre modernité, être quasiment abandonnée et remplacée par la conduite généralisée de l’automobile – ces millions de machines qu’on estime encore en termes de ‘chevaux’ : soit la pratique d’une toute autre liberté, et si peu de retenues, exceptée la prudence).
    J’ajoute la discipline du sculpteur aux prises avec son bloc de marbre : sachant dégager la forme souhaitée en ôtant de la matière, mais point trop, au risque de tout perdre.

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    ‘Un homme ça s’empêche : voilà ce qu’est un homme’ . Marqué par ce cri de son père, Camus, en devenant philosophe dans sa Méditerranée, ne pouvait qu’être sensible à l’un des traits les plus marquant de la sagesse des Grecs : leur méfiance de l’ubris , de la démesure, laquelle s’exprime par l’orgueil – cette sagesse grecque attachée à la tempérance, la modération – l’homme de l’ubris étant coupable de vouloir plus que la part qui lui est donné par le destin, par la nature, plus que la juste mesure de sa condition humaine.
    Et n’est-ce pas aussi une sagesse similaire d’humble modestie qui fut l’apport de la foi biblique : la gratitude confiante de la vie reçue de Dieu, la gratitude d’être aimé, ‘enfant de Dieu’ - tel le Psaume 38 : ‘Tu as donné à mes jours la largeur de la main, l’homme vivant n’est qu’un souffle’ .

    Or nous voilà aujourd’hui, depuis à peine quelques décades de notre Modernité occidentale, sous les effets redoutables d’un Libéralisme sans frein, sans retenue, s’étendant et s’accroissant essentiellement en matière de pouvoirs et de profits – nous voilà d’un monde d’ambitions et de démesures comme jamais, avec les graves désordres et périls qui en découlent et qui menacent sérieusement l’avenir de l’homme (….et combien de formes d’Art contemporain donnent dans de mêmes excès où plus rien ‘ne s’empêche’) ?
    Dès lors n’y aurait-il pas beaucoup à apprendre de ces marques de sagesse anciennes ? Apprendre des audaces à se libérer et s’affranchir au meilleur des transgressions, et apprendre, en même temps, la juste maîtrise et l’équilibre de soi et du monde. Artiste : se libérer / se retenir.