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20 mars 2019 : trinité
20 avril 2019 : qualité des relations humaines
20 mai 2019 : ça va en allant
20 juin 2019 : de commencement en commencement
20 juillet 2019 : des sculptures en vis-à-vis
le 20ème siècle et les 'Avant-gardes' de l'art
20 septembre 2019 : onze statues qui posent, une qui danse
20 octobre 2019: artiste : se libérer, se retenir

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timbres-poste France 2019

    La Poste vient d’éditer un carnet de douze timbres intitulé : ‘Le nu dans l’art’. Douze statues de femmes nues (pourquoi pas des hommes ?), depuis le Paléolithique, la Grèce antique, la Renaissance… jusqu’au 19ème et début 20ème. Toutes posent gentiment, sages et dignes, sauf la déesse indienne qui danse – joie de vivre. Cette exception me donne à réfléchir – lorsque la statuaire est révélatrice des cultures.

    De fait, en Occident, depuis les Grecs (depuis la Vénus de Cnide, la Vénus de Milo, le David de Michel-Ange…) il convient au sculpteur que son modèle pose : debout ou assis ; il n’est pas question qu’il danse (excepté le Faune dansant de Pompéi, ou l’Iris de Rodin). Si bien que comme modèles dominants de statuaires, nous sommes empreints de figures sages, graves, et pour beaucoup des figures de constance dans l’épreuve – rarement de danse et joie de vivre, très rarement d’érotisme. On note bien que la statue de femme nue, par différence avec la statuaire d’hommes, ne fut osée en Grèce qu’au 5ème siècle (Vénus de Cnide), alors qu’à l’époque elle était courante au Moyen-Orient, en petites idoles érotiques, remontant ainsi à la Préhistoire.

    Ce paysage statuaire occidental me semble résulter de plusieurs facteurs dont j’ai pris conscience progressivement, au fur et à mesure de ma sculpture : des facteurs culturels, et des facteurs pratiques.
    1. Facteurs culturels : en marbre ou en bronze, une statue étant une œuvre d’art ‘forte’, qui coûte cher et qui doit durer comme telle (rien de l’imagerie éphémère de nos réseaux sociaux), et une statue étant l’expression corporelle la plus proche des corps, pour cela on s’explique que, de préférence, elle mette à l’honneur les figures les plus édifiantes et admirables de la société : la figure du roi et des grands, celle des édilités (qui ‘édifient’), celle des héros ; et là dessus s’est imposée, sur plus de 1000 ans en Occident, la statuaire chrétienne, la figure du saint, celle du martyr, et à la base, celle du Crucifié, jointe à celle de la Vierge Marie, Mère et Piéta…. C’est donc dire, du moins durant cette ‘dernière couche’ d’aboutissement de culture chrétienne, le ton dominant de modèles statuaires où la gravité s’impose, où les séductions érotiques de la femme sont très mal venues (et cela déjà en Grèce) (Sauf les quelques transgressions advenues à la Renaissance – où on note de premiers accouplements, à Florence, mais en forme de dramatique de rapts, de viols – toujours dans le sérieux).
    2. Et pourtant, on sait qu’en arrière-fond de ce modèle culturel de l’Occident, sur des millénaires du Moyen-Orient, en dissidence de la foi biblique, il y eut la grande faveur d’idoles de beautés féminines : parèdres des dieux, les belles déesses nues en plein érotisme – habituellement sous forme de petites statuettes, pendentifs et grigris. C’est bien là que j’ose penser que l’interdit biblique d’idoles (‘d’images sculptées’) et la chasse aux cultes de ces beautés séduisantes, ont indéniablement ‘réajusté’ le rapport à Dieu (le Monothéisme), mais ce faisant, malheureusement, ont exclu l’entrainement au plaisir, la séduction de la femme, et cela jusqu’au cœur du Christianisme. (Quand on sait que le Christianisme, par la voix de St.Paul, a réintégré en force une figure jusque-là négligée en monde biblique : Eve, la femme nue, le péché originel sexuel…). (Ensuite, s’ajoutera, l’apport de l’Islam : l’interdit de toute figure… et la pudeur obligée de la femme).
    3. Venons-en aux facteurs pratiques : ici on retient les Traditions de métier : celle d’abord qui privilégie l’aspect statuaire, statique donc, bien en pied et stable à jamais, verticale, sans même marcher ni être en dynamique, sans même ‘se pencher’ (l’heureuse façon biblique de dire ‘la présence’ (1)). Et dans le même sens, il s’agit de travailler sur modèle qui pose (‘ne bouge plus’) ; toutefois, si vénérable soit-elle, cette pratique de la pose se trouve périmée par l’usage de la photo au 20ème siècle : car autant l’apprentissage de la sculpture doit évidemment passer par l’observation et la restitution de modèles qui posent (mes cinq années d’atelier de 80 à 85), autant par la suite, les possibilités modernes des photos dispensent de cette façon traditionnelle. (Et je dirais qu’il faut aussi reconsidérer l’usage traditionnel de dessiner avant de sculpter, de s’assurer de son dessin pour mieux prévoir sa sculpture, de penser 2D et non pas voir et envisager d’emblée en 3D – lorsque la prévision risque de tuer la vision). En clair, jusqu’à il y a un siècle, les sculpteurs étaient tous contraints de faire poser leur modèle (on imagine Rodin faisant poser ‘Iris’), de telle sorte que toute la statuaire était issue d’une gamme très limitée de poses, alors qu’aujourd’hui, bien plus larges et diverses, ce sont des milliers de gestuelles et d’attitudes que délivrent enfin les photos… - invitant le sculpteur à savoir y faire son regard et son ouvrage. Danse comprise.
    4. S’ajoutent à cela des facteurs culturels de notre 20ème siècle : la sécularisation très forte de notre société aurait dû libérer l’artiste des modèles dominants de Chrétienté infléchissant la gravité et excluant les plaisir d’érotisme. Mais on sait que les représentations ont tendance à perdurer malgré la réalité, et force est de constater que les réticences avec le sexe entretenues par le Christianisme, ainsi que le dolorisme (aggravé récemment par la Shoa), ont fait en sorte qu’il est de bon ton, pour l’artiste contemporain, d’être témoin de la dramatique du monde, excluant ainsi le bonheur de son œuvre, la joie de vivre – à commencer par le plaisir de la femme – la grande perdante de ces intransigeances passées et modernes – cet élitisme de l’art. C’est ainsi qu’on constate la triste pudeur imposée récemment par le Marché de l’Art en pays d’Islam, voire aussi la pudeur aux USA. (Et c’est ainsi que la grande Tradition des heureuses expressions de féminité chez Daum, se trouve obligée de se restreindre, de se faire très prude, pour convenir à ces Marchés – femmes nues interdites).
    5. Somme toute donc, de ces longs héritages culturels et de pratiques, on s’explique la prévalence d’un modèle de fond en Occident touchant la sculpture de la femme : qu’elle soit habillée ou nue, elle se doit de garder la réserve et la pudeur (quasi religieuse) qui l’écarte de toute joie et plaisir en son corps : une fois statuaire, elle se doit de poser, en toute gravité, elle semble être exhibée sans le plaisir d’être nue.
    6. Mais en tout cela, n’est-ce pas là alors l’inflexion culturelle depuis ‘la nuit des temps’, qui résulte du fait que cette statuaire fut d’abord œuvre d’hommes (la grande majorité des sculpteurs jusqu’à il y a peu) ? Soit donc tout à la fois l’homme sculpteur et le commanditaire et le public perpétuant, à leur insu et malgré eux, cette tenue en infériorité de la femme – le ‘sois belle et tais-toi !’. Jusqu’à l’édition de ce carnet de 12 timbres-poste intitulé ‘le nu dans l’art’ et pour cela douze statues de femmes, nues.
(‘Peut-on échapper à la domination masculine ?’ Hors série de l’Obs Juin 2019).

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    Lorsque la sculpture m’est venue, sur le tard, à la quarantaine, ayant déjà quelque peu traversé et éprouvé ces données culturelles et de métier touchant l’expression de la beauté de la femme, clairement, pour moi, en venant à la sculpture, ce fut d’emblée, vigoureusement et d’abondance de plaisir, la recherche de formes d’expressions qui soient libres de ces contraintes culturelles et qui donnent ainsi au plus heureux de la présence de la femme – sachant, pour l’avoir vécu et le vivre, que sa véritable beauté tient au plaisir d’aimer et être aimée, et cela en privilégiant cette forme d’art (le marbre, la terre, le bonze) parce qu’elle me semblait la plus apte à ces rendus de beauté, en étant le plus corporel des arts.

    En cela, il y avait longtemps que j’étais attentif et admiratif de la culture indienne, à commencer par la prégnance d’amour des poèmes-prières de Tagore (L’offrande lyrique et la Corbeille de fruit) : une façon de s’adresser à la Présence infinie de sa vie où tous ses vécus d’amour de la femme entrent en heureuse résonance – autant de choses absentes des prières bibliques et chrétiennes… comme de la Grèce antique… et donc de notre fond culturel occidental – expliquant ainsi notre modèle statuaire.
    Ainsi je reste toujours étonné en redécouvrant la profusion, la luxuriance des formes d’expression érotiques épanouies dans la sculpture indienne – tellement différentes des profusions érotiques damnées de Rodin. (Ainsi l’exclamation de François Cheng après avoir longuement visité mon atelier en 2000 : ‘Votre sculpture chante, Monsieur Coste, c’est une sculpture heureuse’ – il y a beaucoup de mouvement et dynamique dans mes modèles de femmes, et clairement de la danse dans mes séries de gitanes).

    Je renvoie donc à ce que j’écrivais il y a dix ans dans ce site : d’une part, la page 53 avec les propos de Marguerite Yourcenar, et d’autre part, le 20 du mois de mars 2009, sur la Pierre en Inde, où « on pourrait dire, en résumé, que la Chine et le Japon du Taoïsme sont le monde de la pierre discrète, et l'Inde de l'Hindouisme celui de la profusion extérieure fortement marquée d'érotisme…. »
    « …Ainsi l'Inde, dans sa surabondante sculpture de pierre, sa statuaire à foison - l'Inde de l'Hindouisme aime se raconter les grands récits mythologiques où il arrive mille aventures aux héros et aux dieux, dont beaucoup, beaucoup d'aventures amoureuses, quantité de séductions féminines, de nudités. Certes depuis notre culture européenne nous dirions une obsession érotique. Mais qui sait si pour les Hindous ce n'est pas un comportement de santé qui intègre naturellement ces choses basiques de la vie ? »
    Pour citer encore la page 53 du site : « Dans la comparaison des mythes érotiques de l'Inde avec ceux de l'Occident, Marguerite Yourcenar souligne combien la volupté est librement déployée ici, tandis que là elle est toujours frappée de dramatique - Krishna parmi les bergères, contre Dyonisos, Orphée, le Bon Pasteur, etc. Dans cette comparaison, on mesure aussi combien en Inde la volupté se trouve mieux rendue, ressentie et transmise par la sculpture que par d'autres formes d'art ; là où l'auteur remarque que "plus s'est développée dans l'art une sensibilité proprement hindoue, plus l'érotisme s'est installé dans l'expression des formes »

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      Les Apsaras .

    Sur le timbre-poste reproduit ci-dessus, c’est la déesse indienne parèdre de Shiva : elle réplique la danse de Shiva, dieu de la danse. Quant aux apsaras, elles sont, par millions, des nymphes célestes d’une grande beauté, nées du dieu Brahma. Elles charment les dieux par leurs danses voluptueuses et leurs chants.
    Capables de changer leur forme à volonté, elles sont ‘celles qui se meuvent dans les eaux’ (apsara : de ‘ap’ : eau, rivière, et ‘sarati’ : coule vite) – nées du ‘barattage de la mer de lait’ (au Temple d’Angkor Vat). Les apsaras sont ainsi représentées en tant que danseuses et célèbres pour leur beauté ; leur équivalent en mythologie grecque seraient les néréides, les nymphes marines. Grande tentatrices, elles émergent des eaux pour séduire les hommes : ceux qui les repoussent deviennent fous, tandis que ceux qui les acceptent comme maîtresse ou comme épouse gagnent l’immortalité. (Grande différence avec l’Eve biblique… mais grand succès du tourisme sexuel actuel en Thaïlande – sachant que leur danse est toujours enseignée et pratiquée).
    Autres différences : l’Eve biblique est nue, les apsaras sont très richement vêtues – sauf leurs seins. Eve est unique (comme Gaïa, Pandore, Vénus…), là où les apsaras sont des millions ; c’est ainsi qu’elles surabondent dans la sculpture des divinités dansantes d’Angkor et surtout des temples de Khajurâho – voire le 20 du mois de mars 2009, citant Max-Pol Fouchet (L’art amoureux des Indes. Gallimard 1957) :
    « Les Apsaras ont ici dans leurs attitudes une impudeur davantage élaborée, une préciosité qui les fait moins 'humaines' et plus divines, comme il convient, d'ailleurs, à leur origine. Khajurâho offre au regard un peuple d'images féminines parmi les plus parfaites qui soient, mais leur perfection même s'accompagne d'afféterie, de mièvrerie. De certaines on dirait qu'elles sont 'sophistiquées'. Ce n'est pas amoindrir leur charme : on ne se lasse pas de contempler, entre mille autres, l'Apsara qui se farde les paupières de kajal, le kohl indien, ou celle qui retire de son pied une épine. Le décor voluptueux des monuments n'est jamais 'obscène'. L'obscénité n'apparaît qu'avec la laideur. Or la représentation érotique se pare en Inde, même au niveau du réalisme humain, d'une extrême beauté plastique... Qu'on le veuille ou non, l'Inde brahmanique vit en familiarité constante avec l'acte sexuel. Il est le fait habituel des dieux ».

    Je concluais ainsi ce 20 du mois sur ‘la pierre en Inde’ : Depuis notre culture occidentale de Chrétienté, depuis notre Modernité d'art laïque, en ses formes abstraites ou conceptuelles, avares et frigides de figures, et nulles quant à la sensualité, il nous est difficile de comprendre et sentir l'art de l'Inde de l'Hindouisme, l'art d'un peuple profondément religieux, l'art d'une religion où la forme est la manifestation du Sans Forme, où le Sans Forme est source de toutes les formes, où l'œuvre d'art a son origine dans l'Indifférencié et y intègre le croyant lorsqu'il use d'elle pour se libérer de l'illusion. Ici le corporel joue plein jeu, l'Art se déploie en surabondance pour que la Vérité prenne forme au regard et au toucher de ceux qui ne savent la découvrir dans sa nudité : l'Art sert la Vérité, plus encore la désigne, en même temps qu'il se dénonce. (Par différence, il faut reconnaître combien notre Modernité occidentale entretient un rapport ambigu et coincé avec la figure, le figuratif, la statuaire. Preuve que le fonctionnement Hindou de l'art nous est totalement étranger. D'où la question : avares et rétifs que nous sommes à donner profusion et sensualité de formes d'art qui restituent généreusement l'intériorité des êtres et du monde, cette ladrerie n'est-elle pas celle-là même de notre maladresse à donner forme et sensualité exprimant nos états intérieurs, nos débats du cœur ?)

    (1) L’hébreu de la Bible, langue concrète, ne sait exprimer l’abstrait de la présence que par la gestuelle : ‘visage tournée vers’ , penché, comme celui de la mère allaitant son enfant. Ma sculpture de Jeanne d’Arc est non seulement en dynamique, penchée en avant, mais son visage est penchée vers ceux qui l’abordent, contrevenant ainsi aux consignes du Concile de Trente aux Artistes : faire des saints le visage vers le ciel ou l’horizon. Quant à ma ‘Marine’ , l’usine Daum l’a redressée sur son socle, verticale donc, et non plus penchée en avant, comme mon modèle. La Tradition statuaire l’a ainsi emporté : femme sage, statique