20 fevrier 2019 : attentif aux vécus, aux expériences d'humanité
20 mars 2019 : trinité
20 avril 2019 : qualité des relations humaines
20 mai 2019 : ça va en allant
20 juin 2019 : de commencement en commencement
20 juillet 2019 : des sculptures en vis-à-vis
20 aout 2019: le 20ème siècle et les 'Avant-gardes' de l'art
20 septembre 2019: artiste : se libérer, se retenir

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    Ma sculpture entrerait-elle en dialogue, c’est-à-dire en vis-à-vis avec ceux qui l’abordent, la regardent, la touchent, la caressent ? Ma sculpture serait-elle face, ou visage… et par là présence ?
    On sait que dans la Bible, langue concrète, le mot abstrait ‘présence’ n’existe pas mais se dit, concrètement, gestuellement : ‘face tournée vers’, visage, front, regard… . Et on sait, dans l’histoire biblique, le combat contre le culte des idoles, c’est-à-dire le vis-à-vis entretenu avec ces objets-images sculptés dans l’illusion qu’il s’agit d’un dieu : « Tu n’auras point d’autres dieux que moi. Tu ne te feras aucune image sculptée » - selon le premier commandement de l’Alliance de Dieu avec son peuple au Sinaï (Exode 20,3)
    Une bonne sculpture aurait-elle donc vertu de présence, en vis-à-vis de laquelle on est amené à se tenir ?

    Dans ma sculpture cet enjeu de quelque présence en vis-à-vis, et par là cet interdit biblique de toute méprise dans de l’image sculptée…- cet enjeu et cette exigence m’ont toujours quelque peu interpelé. Mais cet enjeu fait corps avec le désir et l’exigence, le goût et la séduction de rendre en beauté l’œuvre sculptée – c’est-à-dire pour qu’elle y trouve son éloquence : qu’elle se fasse langage, donc vis-à-vis. Car (différence avec la peinture), cette sculpture étant volume, elle est corporéité : elle tient d’un corps qui se montre et s’exprime avec quelque chose d’une face, d’un vis-à-vis, d’un visage, d’une figure ou d’un maintien, d’une tenue, d’un port – soit donc toutes les façons bibliques concrètes de dire de la présence – et pour moi, toutes les façons dont je cherche à donner de l’humain, de l’humanité à ma sculpture.

    Serait-ce dire alors que, comparé à l’aplat de l’image (en 2D, en photo, en peinture…), dans la corporéité de la sculpture il est moins aisé d’échapper à l’exigence d’une mise en face ? Ce serait donc dire l’avantage de l’effet facile de l’aplat de la peinture par rapport au volume, à la corporéité de la sculpture. Car de fait, une sculpture est une œuvre qui attend qu’on la ‘prenne de face’ et qu’on ‘tourne autour’ (habitude malheureusement assez rare); elle resterait frustrée d’être saisie sous un seul angle, réduite à l’effet flatteur de la ‘prise de vue-image’ (là où je mesure les limites de mes sculptures en cartes postales et sur l’écran d’internet).
    On note alors que cette question se pose par delà le clivage figuratif ou non figuratif, réalisme ou non – puisqu’en sculpture, on connaît les milles possibilités de jeux abstraits. Mais on se doute ainsi que l’interdit moderne du ‘figuratif’ dans la création d’art du 20ème sc. fut certainement avantageux et fécond pour la peinture, en lui ouvrant de larges latitudes, tandis que, sous cet interdit moderne, toute sculpture soucieuse d’exprimer l’humain, ne pouvait qu’y être sourdement renvoyée à la Loi biblique – c’est-à-dire à l’exigence et la contrainte redoutables de s’ingénier à rendre et abstraire de la présence, donc quelque vis-à-vis - la véritable éloquence de l’art sculpté. (Voir par exemple la main du Christ au tympan de Vézelay, démesurément agrandie pour exprimer sa profusion – comme les oreilles de Bouddha pour dire qu’il écoute : deux religions).

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    Ceci ne nous amène-t-il pas à penser en d’autres termes la différence entre la peinture et la sculpture. A cause de sa corporéité, une bonne sculpture se pose d’emblée et naturellement en vis-à-vis de celui qui l’aborde – d’emblée elle séduit et fascine de quelque présence. Tandis qu’une peinture ne dispose pas d’emblée de ces vertus. Il a fallut l’invention de l’artifice de la perspective à la Renaissance pour y créer l’illusion d’un vis-à-vis, c’est-à-dire de mettre le spectateur en position où la peinture lui ferait face (vis-à-vis) et s’ordonnerait selon l’exigence de son regard. C’est dire que l’accordance entre le spectateur et l’œuvre peinte est donc venue de l’artifice de l’ordonnance en perspective des éléments de la peinture.

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    Lorsqu’en 1977 je suis venu à la sculpture par la taille directe de blocs de marbres tirés d’un torrent de haute Durance, l’interdit du figuratif, à l’époque, dominait la création d’art comme un sombre oukase, et j’avais aussi en tête l’interdit biblique de toute idole sculptée. Et pourtant c’était bel et bien à la séduction de la beauté que je me laissais atteindre. Aux rives de mon torrent, c’était dans ce désert de cailloux et graviers quelques blocs de marbre dont il fallait saisir à la fois la qualité de roche et l’allure du veinage. Il fallait en saisir les virtualités, la beauté intérieure qu’il serait possible de rendre à elle-même, grâce à ma taille directe. Deviner. Avoir l’intuition. Puis avoir la main assez audacieuse et habile. Ce que j’écris sur mon site p.9 :

Depuis ces matins d'été où je les sortais vives des eaux du torrent, du lit de ses rives, où je les dégageais patiemment de leur sable et leur terre, où s'amorçait l'échange, l'abondance entre mes mains, où je commençais à les deviner et me laisser séduire, les replongeant dans l'eau pour les voir venir.



Ces pierres entassées dans mon atelier, à l'abandon et la poussière : image de la mort, comme la vallée d'ossements de la vision d'Ezéchiel, jusqu'à leur résurrection ? impression du tohu-bohu originel dans l'attente du geste du "créateur", du génie de l'artiste ? ou une histoire de "belles au bois dormant" prêtes à replonger et entrer de nouveau dans la danse ?



Non, la simple histoire de notre condition commune : si de ces pierres brutes, l'une après l'autre, je sais patiemment les ‘appeler à vivre’ en les déliant, fortes et claires comme un langage, combien plus nous saurons correspondre à l'heureuse fluidité de nos mots, nos gestes et nos échanges : l'éclat de la banalité de nos jours !

    Somme toute, pour autant qu’il nous est donnée qualité de présences les uns des autres, et que par là il nous est donnée d’y pressentir quelque profondeur de présence infinie, cela ne tient-il pas de la qualité et intériorité de ces vis-à-vis, de leur beauté, de leur allure, de leur tenue, de leur mise en face. (on rejoint ici la figure aussi importante pour Lévinas… et pour Henry Moore). Pour moi, ce furent ces formes abstraites taillées dans les marbres du torrent ; puis ces formes semi-figuratives qui me vinrent dans la terre, et par là les bronzes, le cristal…- pour moi ce furent autant de formes où il s’agissait de restituer quelque humanité, laquelle s’exprimait dans ma séduction première : la femme et son bonheur d’aimer – femmes et couples… Pour moi, ce furent donc autant de vis-à-vis de matière où j’ai pris mon plus grand plaisir, et de ce fait, autant d’interpellations et d’impressions similaires que ces mêmes sculptures peuvent susciter chez ceux qui les découvrent – autant de plaisirs et impressions qui n’ont de sens que pour nous entraîner à deviner ou saisir, bien plus profondément que ces vis-à-vis, la vraie présence qui nous habite de silence.
    Lorsqu’en 1998, j’ai reçu la commande de la statue de Jeanne d’Arc pour son église de Rouen, je savais à l’entrée de l’église, sur la place, le fameux Monument mémorial avec Jeanne au bucher, le visage souffrant vers le Ciel ; je savais les consignes du Concile de Trente imposant aux artistes de faire des visages de saints regardant le Ciel ou l’horizon – tant pis pour le bas monde, lorsque seul compte le Ciel ; j’ai opté pour un visage de Jeanne penché favorablement vers ceux qui l’approchent (façon de dire la grâce et la présence de Dieu, son Ciel…) ; je pensais alors que les gens viendraient mettre leur main dans la main de Jeanne ouverte sur le côté dans la symbolique des flammes ; mais non, les gens se laissent fasciner dans son visage (son vis-à-vis), dans son regard, et ils l’approchent ainsi jusqu’à mettre leur main sur son ventre, à son endroit le plus intime : quel beau cadeau de la vie pour une Pucelle, ses ‘Noces de feu’.



P.S.
Les sciences humaines disent de l’humain : l’animal parlant. Le sculpteur, quant à lui, se fait attentif à la gestuelle et la posture : pour lui, l’humain se tient debout, donc en plein vis-à-vis – et de là son parler. Deux approches anthropologiques.
    De fait, il y a quelques six millions d’années, progressivement, une fois l’homme dressé, son visage s’est déployé, et par conséquent sa relation en vis-à-vis, son effet de présence. Car dés lors l’homme et la femme, venus de l’animal, se distinguent de lui en étant pleinement disposés face, dépliés, déployés en posture debout, tournés en avant, en face – chacun est ainsi tout exposé l’un vers l’autre, l’un vers les autres – disposé ainsi à l’altérité, à la relation – chacun disposé en vis-à-vis, de visage à visage, de face à face, et d’échanges de mimiques, et du parler qui va suivre….
    Dès lors aussi, en correspondant du visage, le sexe, l’autre part expressive et sensible, se met à fonctionner et s’enrichir d’attraits et d’expressions inédites : le sexe mâle n’est plus en dessous, mais clairement exhibé par devant (la flèche du symbole de Mars) ; et, plus complexe chez la femme, partie antérieure du thorax et partie cachée entre les jambes : 1. non plus des mamelles sous le ventre, mais la fierté du port de deux seins haut et devant (ce qui donnera son nom : ‘femelle’, ‘femme’), 2. le sexe n’est plus voyant à l’arrière et pris ainsi, mais, du fait du dressement, il a pivoté entre les jambes, à l’abri et caché (le bas du rond symbole de Vénus, pénétré par l’homme), caché donc, mais fortement signifié devant par la toison au bas du ventre, et se donnant ainsi par devant ; si bien que l’union sexuelle d’homme et femme peut pleinement déployer leur vis-à-vis des corps et des visages, des lèvres et des regards, des bras et des mains… - les embrassements, les caresses - avec ces mains et bras qui, grâce à la bipédie, se libèrent et prennent pleine prégnance au corps et visage de l’autre, plein échange, plein relationnel.
    Dés lors aussi, chez la mère, du fait de la bipédie, le canal d’accouchement amène le nouveau-né à sortir vers l’avant, non plus vers l’arrière – et voilà cet enfant porté et chéri à son sein, dans ses bras, d’emblée en vis-à-vis, en échange des mots, des caresses et des regards – cette relation primordiale au sein, qui donne plein sens à la féminité (femelle, mamelle) – cette expérience première du nouveau-né humain, longuement, au bonheur de sa tétée : le visage aimant de sa mère, sa présence.

    Ainsi chez les humains, les visages se font éloquents de façon singulière par rapport à l’animal : la tendresse, les larmes, les sourires, les rires, les cris. Et décisif par rapport à l’animal : la bouche n’étant plus occupée à manger à terre, là voilà qui se libère parlante, mouvante, souriante, riante. De telle sorte encore qu’en vis-à-vis les uns des autres, les séductions de beauté entrent en jeu, la chevelure, la parure, le vêtir, spécialement chez la femme (jouant des attraits de son sexe caché).... Bref, tout ce qui va amener plein entrainement, plein effet de langage.
    30 juin 2019 : Gare St.Charles à Marseille : dans le café en vis-à-vis de ma fontaine, arrive une jeune femme portant sur son dos son bébé de 4-5 mois. Elle le descend, et l’allonge sur la table tout près moi ; et aussitôt, pour le changer, en aparté seul à seul, elle lui parle d’abondance, toute en sourires et mamours, jusqu’à ce que son bébé se mette à éclater de rire. Son heureux vécu de présence.


    Il y a 35.000 ans, à la Grotte Chauvet : les peintures et gravures d’animaux restent encore et pour longtemps en vues latérales ; seule la femme a droit à une vue faciale sur son sexe – tandis que la vue de face du visage reste encore trop audacieuse à dessiner ou peindre – un vis-à-vis plus redoutable ?
    Comble de nos jours : partout dans le monde des humains, ce n’est que leur visage qui est privilégié et fixé en photo d’identité ; et bientôt, comme c’est déjà le cas en Chine, c’est leur ‘reconnaissance faciale’ (ou leur iris de l’œil) qui gouvernera les bons comportements.
    Dans le même sens, depuis à peine quelques années, c’est la fureur des selfies donnant plein effet à la prise de vue des visages, des ego-portraits qui retournent le regard sur soi, non plus dans de l’échange en vis-à-vis, mais seulement en miroir de soi-même : Narcisse – folie d’aujourd’hui.