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éloquence marbre 1987 h.45cm |
« L’art ne s’apprend pas, il se rencontre » selon Malraux . En découvrant récemment cette phrase, me voilà tout songeur, interrogatif, mais à demi convaincu. Ce qui est apprécié et attendu d’une œuvre d’art, c’est effectivement d’être rencontrée, c’est qu’elle interpelle ou vienne se confier, c’est qu’elle soit éloquente, qu’elle parle… non pas à tous de la même manière, mais à chacun personnellement qui l’aborde, qui s’y fait attentif, qui entre en échange avec elle - chacun qui la découvre et s’y découvre, s’y reconnaît, s’y sent ému et interpellé… - chacun selon sa culture et sa sensibilité, mais toujours en dialogue singulier, en je et tu…. C’est dire que l’œuvre d’art parle et se rencontre dans la mesure où elle entre en dialogue et résonance, où elle touche avec vérité et authenticité… où elle gagne ainsi qualité de ‘présence’, suscitant l’heureuse impression d’une correspondance, d’un accord : 1. le sentiment de s’y reconnaître, de s’y retrouver, d’être ainsi exprimé par un autre qui l’a si bien signifié, traduit et rendu à ma place ; 2. ou le sentiment d’être rejoint, rallié, interpellé, rencontré… par l’avènement d’un autre venant à moi : le rendu d’un visage, une parole, un chant, une écriture… ; 3. ou inversement le sentiment d’être provoqué par cette expression, choqué, agressé… nous obligeant à répondre, à réagir à ce message… ; 4. ou alors rien, une indigence, une nullité, une insignifiance de présence. Dire ‘rencontre’, c’est dire le ‘je’ et ‘tu’ d’un dialogue (‘dia-logue’ : l’entretien entre deux personnes : ce qui fait le langage) ; c’est dire l’échange avec de l’altérité, avec une présence qui étonne et surprend parce qu’elle est autre (telle la relation sexuée entre homme et femme). Autrement dit, la relation avec une présence à la fois proche, familière, et empreinte d’inconnue, de mystère, d’inaccessible, et par là suscitant le désir, la curiosité, le besoin de connaître, avec des horizons de profondeurs, d’émouvances, de rêves… Toutefois si l’œuvre d’art n’est qu’un objet parmi le reste du monde peut-on vraiment dire qu’on la rencontre ? Pour le philosophe Martin Buber (‘Je et Tu’ 1923), les relations entre personnes, en ‘Je’ et ‘Tu’, sont irréductibles aux relations que nous avons avec le monde, en ‘Je’ et ‘Cela’. Sauf qu’ici, pour autant que l’œuvre d’art est ’authentique’, ‘personnelle’, elle est l’expression d’un artiste, si bien qu’il peut y avoir rencontre de celui-ci en ce qu’il exprime, ou ce qu’il a exprimé (l’interprétation d’un pianiste, celle d’un acteur.. une peinture, une sculpture, un livre, etc…).
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Walter Benjamin parle de l’aura : ‘l'unique apparition du lointain, si proche qu'elle puisse être’ Il a introduit ce terme dans ‘L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique’, pour caractériser la spécificité de l’œuvre d’art qui est unique, liée à un endroit précis… La reproductibilité technique (photo, cinéma…) a pour conséquence la perte de l’aura, parce que la copie acquiert une autonomie vis-à-vis de l’original… devenue un objet commercial. |
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Depuis le fond de la Préhistoire, les peintures de la grotte Chauvet, la
coiffure de la ‘Dame de Brassempouy’, les beaux outils… ces œuvres d’art
étaient ce qui venait à ces hommes et femmes comme besoin de s’exprimer : c’est-à-dire comme langage, parole,
éloquence, attrait, séduction… et par là entrer en relation ; et de fait
elles nous parlent et nous touchent des milliers d’années plus tard. Et de
même depuis le fond d’autres cultures qui nous sont exotiques – le Musée
imaginaire de Malraux.
Telles les peintures au plafond de la grotte d’Altamira qui, en 1879,
demeuraient ignorées de l’archéologue Mr.Santuola quand il fouillait le sol
en quête d’objets préhistoriques. Ces peintures extraordinaires seraient
restées méconnues si Maria, sa petite fille de huit ans, n’avait levé les
yeux au plafond et ne s’était écriée : ‘toros, toros’ –
reconnaissant les bisons dans sa culture de torero. Cette enfant qui, la
première, fut rencontrée par l’éloquence de ces peintures – elle était la
découvreuse de l’art pariétal - ce qui lui fut refusé par les ‘autorités’
durant 25 ans.
* Voilà donc en notre monde, depuis la nuit des temps, la beauté de l’œuvre d’art frappée de l’impuissance à n’exister que si elle est reconnue et accueillie comme telle . De même que Tagore dit de l’amour de son Dieu : ‘Si je n’existais pas, où serait ton amour ?’ (Offrande lyrique 56). Il en va de la beauté, comme de l’amour. Il en va de tous les êtres en relation avec nous, à la merci d’être aimés et reconnus comme cadeaux, comme présent, comme présence. Il en va de toutes beautés dans l’attente d’être rencontrées : appréciées pour elles-mêmes et pour son créateur, pour les mains d’où elles viennent. Si ‘le réel c’est l’amour, c’est ce qui nous fait vivre’, tout devient ‘Je’ et ‘Tu’, ‘Je’ et ‘Cela’ : il en va de l’œuvre du monde, d’un ciel étoilé et d’un paysage de Loire, et de chaque œuvre d’art authentique et de chacun de nous vivant… - toutes choses et visages à la merci d’être reconnus et rencontrés. Humilité, impuissance radicale de la beauté et de l’amour.
« Toute vie véritable est rencontre,
dit encore Martin Buber (ce grand bibliste, proche de Lévinas et précurseur
du Personnalisme)
: au commencement était le deux : la relation. Ce n’est que dans la
relation rendue possible par la rencontre, qu’apparaît la vraie vie »
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« L’art ne s’apprend pas, il se rencontre » selon Malraux. Non, pour être pleinement et heureusement rencontré, l’art gagne à être appris, il gagne à ce qu’on nous y éduque. Et plus encore l’amour. Impuissance pour impuissance. L’enjeu de notre éducation actuelle, de notre culture. |