20 octobre 2017 : La Vénus de la grotte Chauvet
20 novembre 2017 : Lascaux, quoi de nouveau ?
20 décembre 2017 : Un grand oui à la vie, les femmes de Modigliani

20 janvier 2018 : Eloge de l'étonnement, Zao-Wou-Ki
20 février 2018 : La Rose du Petit Prince
20 mars 2018 : l'usure-sculpture de mes jours
20 avril 2018 : le souvenir de nos proches disparus
20 mai 2018 : l'art se rencontre
20 juin : chair, incarnation, corporéité



 

 

retour

éloquence marbre 1987 h.45cm


    « L’art ne s’apprend pas, il se rencontre » selon Malraux . En découvrant récemment cette phrase, me voilà tout songeur, interrogatif, mais à demi convaincu.

    Ce qui est apprécié et attendu d’une œuvre d’art, c’est effectivement d’être rencontrée, c’est qu’elle interpelle ou vienne se confier, c’est qu’elle soit éloquente, qu’elle parle… non pas à tous de la même manière, mais à chacun personnellement qui l’aborde, qui s’y fait attentif, qui entre en échange avec elle - chacun qui la découvre et s’y découvre, s’y reconnaît, s’y sent ému et interpellé… - chacun selon sa culture et sa sensibilité, mais toujours en dialogue singulier, en je et tu….
    C’est dire que l’œuvre d’art parle et se rencontre dans la mesure où elle entre en dialogue et résonance, où elle touche avec vérité et authenticité… où elle gagne ainsi qualité de ‘présence’, suscitant l’heureuse impression d’une correspondance, d’un accord : 1. le sentiment de s’y reconnaître, de s’y retrouver, d’être ainsi exprimé par un autre qui l’a si bien signifié, traduit et rendu à ma place ; 2. ou le sentiment d’être rejoint, rallié, interpellé, rencontré… par l’avènement d’un autre venant à moi : le rendu d’un visage, une parole, un chant, une écriture… ; 3. ou inversement le sentiment d’être provoqué par cette expression, choqué, agressé… nous obligeant à répondre, à réagir à ce message… ; 4. ou alors rien, une indigence, une nullité, une insignifiance de présence.

    Dire ‘rencontre’, c’est dire le ‘je’ et ‘tu’ d’un dialogue (‘dia-logue’ : l’entretien entre deux personnes : ce qui fait le langage) ; c’est dire l’échange avec de l’altérité, avec une présence qui étonne et surprend parce qu’elle est autre (telle la relation sexuée entre homme et femme). Autrement dit, la relation avec une présence à la fois proche, familière, et empreinte d’inconnue, de mystère, d’inaccessible, et par là suscitant le désir, la curiosité, le besoin de connaître, avec des horizons de profondeurs, d’émouvances, de rêves…

    Toutefois si l’œuvre d’art n’est qu’un objet parmi le reste du monde peut-on vraiment dire qu’on la rencontre ? Pour le philosophe Martin Buber (‘Je et Tu’ 1923), les relations entre personnes, en ‘Je’ et ‘Tu’, sont irréductibles aux relations que nous avons avec le monde, en ‘Je’ et ‘Cela’. Sauf qu’ici, pour autant que l’œuvre d’art est ’authentique’, ‘personnelle’, elle est l’expression d’un artiste, si bien qu’il peut y avoir rencontre de celui-ci en ce qu’il exprime, ou ce qu’il a exprimé (l’interprétation d’un pianiste, celle d’un acteur.. une peinture, une sculpture, un livre, etc…).

Walter Benjamin parle de l’aura : ‘l'unique apparition du lointain, si proche qu'elle puisse être’ Il a introduit ce terme dans ‘L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique’, pour caractériser la spécificité de l’œuvre d’art qui est unique, liée à un endroit précis… La reproductibilité technique (photo, cinéma…) a pour conséquence la perte de l’aura, parce que la copie acquiert une autonomie vis-à-vis de l’original… devenue un objet commercial.

*

    Depuis le fond de la Préhistoire, les peintures de la grotte Chauvet, la coiffure de la ‘Dame de Brassempouy’, les beaux outils… ces œuvres d’art étaient ce qui venait à ces hommes et femmes comme besoin de s’exprimer : c’est-à-dire comme langage, parole, éloquence, attrait, séduction… et par là entrer en relation ; et de fait elles nous parlent et nous touchent des milliers d’années plus tard. Et de même depuis le fond d’autres cultures qui nous sont exotiques – le Musée imaginaire de Malraux.
    Les œuvres d’art qui nous sont familières et celles que l’on découvre, nous invitent à l’étonnement, à la gratitude de leur éloquence, de leur venue à notre rencontre. Par là-même, elles excitent notre curiosité, elles ouvrent notre attention en quête d’autres avènements et expressions d’art qui nous restent méconnus : cette ‘cataracte’ disait Malraux dont nos yeux, en matière d’art, sont perpétuellement affectés ; car selon lui, la découverte de l’art est celle de terres inconnues, celle d'un élargissement du spectre de l'intelligence et de la sensibilité humaines, à des objets déjà connus mais dont la qualité esthétique est voilée, voire refusée.
    Dans cette démarche de reconnaissance des œuvres d’art et de leur éloquence, nous voilà donc amenés à les reconsidérer, pour autant qu’ avec chacune d’elles, il ne s’agit pas tant de ‘beauté en soi’, mais qu’elle entretienne une relation, qu’elle soit rencontrée et ressentie comme telle, c’est-à-dire reconnue dans son altérité, son étrangeté, son mystère, avec heurt ou harmonie, qu’elle soit ‘avènement-visage’ autre, inconnu et insaisissable, suscitant l’étonnement de sa forme, sinon le ressenti et le respect de quelque infini... - sans quoi elle reste impersonnelle, elle nous indiffère. On note bien qu’en cette rencontre, il s’agit d’une œuvre unique parmi d’autres, comme la Rose unique du Petit Prince, et non pas de l’art en général.

    Telles les peintures au plafond de la grotte d’Altamira qui, en 1879, demeuraient ignorées de l’archéologue Mr.Santuola quand il fouillait le sol en quête d’objets préhistoriques. Ces peintures extraordinaires seraient restées méconnues si Maria, sa petite fille de huit ans, n’avait levé les yeux au plafond et ne s’était écriée : ‘toros, toros’ – reconnaissant les bisons dans sa culture de torero. Cette enfant qui, la première, fut rencontrée par l’éloquence de ces peintures – elle était la découvreuse de l’art pariétal - ce qui lui fut refusé par les ‘autorités’ durant 25 ans.
    De même les peintures de la grotte Chauvet. Lorsqu’en 1994, les trois spéléologues pénétrèrent pour la première fois dans cette grotte (les premiers humains depuis 22.000 ans), ils ne savaient que penser de ses parois nues, muettes, jusqu’à ce qu’Eliette Brunel aperçoive deux fines traces rouges peintes, telle une vulve, et qu’elle s’écrit : ‘Ils sont venus…’ . Il y a des milliers d’années des humains étaient venus ainsi à sa rencontre. C’est donc bien dire que les œuvres d’art n’ont force de présence, et se disposent à nous pour être rencontrées, que si nous savons leur ouvrir cette chance. Sinon elles restent ‘nulles et non avenues’ – comme auraient pu rester Altamira et Chauvet, sans la petite Maria et sans Eliette Brunel (la première découvreuse, avant son collègue ‘Chauvet’ qui a donné le nom de la grotte).
    Autre exemple flagrant que j’ai vécu en juin 1988, en visitant la Russie : dans ce voyage j’étais très en désir de voir en vrai ‘la Trinité de Roublev’ au Musée Tretiakov de Moscou, comme d’autres attendent de voir ‘la Joconde’ en allant à Paris, au Louvres ; or j’apprends en arrivant que le Musée est fermé, en travaux. Me voilà donc très déçu. Or le surlendemain nous sommes à Leningrad, et lors de la visite du Musée de L’Ermitage, notre guide invite notre groupe de l’EHESS à traverser, sans guère s’y arrêter, une immense salle où était rassemblé le ‘tout venant’ de l’art russe – des tableaux par centaines. Je traverse donc, mais voilà qu’à la sortie une amie (à qui j’avais dit ma déconvenue) me rejoint en courant et me disant : ‘Michel, Michel, la Trinité…’. Je me refuse absolument d’y croire, tellement c’était improbable dans ce fourre-tout ; mais elle insiste, elle insiste. Nous voilà donc revenu dans ce fatras où effectivement, sur un panneau il y avait ‘la Trinité’ de Roublev : ce chef d’œuvre majeur était là, nul et non avenu, parce que confondu ici dans le quelconque du reste, et non signalé, non vu des visiteurs. Je restais très étonné de les voir passer en toute indifférence, devant cette quelconquerie, comme ils seraient passés, inattentifs, devant la Joconde.
    Autre expérience d’une méprise similaire : par une belle journée à Paris, la foule de badauds sur le trottoir et les marches de l’Opéra, avec des photos et des selfies à tout va de cette façade, mais sans que personne ne s’attache à la Danse de Carpeau.

*

    Voilà donc en notre monde, depuis la nuit des temps, la beauté de l’œuvre d’art frappée de l’impuissance à n’exister que si elle est reconnue et accueillie comme telle . De même que Tagore dit de l’amour de son Dieu : ‘Si je n’existais pas, où serait ton amour ?’ (Offrande lyrique 56). Il en va de la beauté, comme de l’amour. Il en va de tous les êtres en relation avec nous, à la merci d’être aimés et reconnus comme cadeaux, comme présent, comme présence. Il en va de toutes beautés dans l’attente d’être rencontrées : appréciées pour elles-mêmes et pour son créateur, pour les mains d’où elles viennent. Si ‘le réel c’est l’amour, c’est ce qui nous fait vivre’, tout devient ‘Je’ et ‘Tu’, ‘Je’ et ‘Cela’ : il en va de l’œuvre du monde, d’un ciel étoilé et d’un paysage de Loire, et de chaque œuvre d’art authentique et de chacun de nous vivant… - toutes choses et visages à la merci d’être reconnus et rencontrés. Humilité, impuissance radicale de la beauté et de l’amour.

    « Toute vie véritable est rencontre, dit encore Martin Buber (ce grand bibliste, proche de Lévinas et précurseur du Personnalisme) : au commencement était le deux : la relation. Ce n’est que dans la relation rendue possible par la rencontre, qu’apparaît la vraie vie » .
    Ainsi l’enfant venant à la vie, dès le sein de sa mère, celle-ci l’aidant « dans son incapacité à s’aider lui-même, dans son dénuement, dans sa vulnérabilité, dans sa fragilité, dans son désir de relation … dans son impuissance, sa mère l’apprenant à aimer et être aimé » . J.C.Ameisen cite ici E.Dickinson et S.Freud : « Quand la seule chose que nous savons de l’amour, est que l’amour est la seule chose qui existe, et que cela nous suffit. Quand ma première connaissance est de toi, dans la Lumière chaude du matin, et ma première crainte, que l’inconnu t’engloutisse dans la Nuit »

    « L’art ne s’apprend pas, il se rencontre » selon Malraux. Non, pour être pleinement et heureusement rencontré, l’art gagne à être appris, il gagne à ce qu’on nous y éduque. Et plus encore l’amour. Impuissance pour impuissance. L’enjeu de notre éducation actuelle, de notre culture.