20 fevrier 2019 : attentif aux vécus, aux expériences d'humanité
20 mars 2019 : trinité
20 avril 2019 : qualité des relations humaines
20 mai 2019 : ça va en allant
20 juin 2019 : de commencement en commencement
20 juillet 2019 : des sculptures en vis-à-vis
20 août 2019 : le 20ème siècle et les 'Avant-gardes' de l'art
20 septembre 2019: Onze statues qui posent, une qui danse
20 octobre 2019: artiste : se libérer, se retenir

retour


éloquence marbre 1987 h.45cm
donner à l’aventure sa chance
terre 1983

    Au Dictionnaire, l’avant-garde est la partie d’une armée qui marche en avant du gros des troupes. ‘A l’avant-garde’, à la pointe de, en tête… Loc. Qui joue ou prétend jouer un rôle de précurseur par ses audaces.
    Depuis Chauvet et Lascaux, toute œuvre d’art véritable est un progrès, une avancée d’humanité, une audace créatrice – que l’artiste en soit conscient ou, habituellement, qu’il soit mu seulement par son désir et ses exigences intérieures, sans prétention. Telle la séduction de beauté féminine exprimée par la Dame de Brassempouy. Tel Cézanne fortement conscient qu’il innovait, parmi ses collègues impressionnistes, et à la même époque, Van Gogh cherchant sa voie, très innovante, tandis que Gauguin osait fortement s’affirmer. Et bien plus encore Picasso mettant ‘le feu à la baraque’ avec ses ‘Demoiselles d’Avignon’ - son entrée de bordel.
    On dit : ‘Avant-gardes’ ? Mais au juste, il reste à savoir quelles ‘avancées’ et progressions d’humanité ? Des avancées par rapport à quoi, et vers quoi ? Précurseurs de quoi ? Précurseurs ou destructeurs on hésite ? Pour un public d’initiés, d’élites - mais quelles élites ?

    Il arrive que la création artistique soit en avance sur son temps, en prévoyance de l’avenir. On constate ainsi qu’il y a 110 ans les ‘Avant-gardes’ de l’art moderne se sont imposées en prélude et annonce des fracas de la Grande Guerre (suivie des Guerres jusqu’à nous) (1). En peinture et sculpture, elles jouèrent délibérément le choc, la provoc, le scandale, ‘le geste destructeur des anarchistes’ (2) : ainsi Picasso, Matisse, les Fauves, Duchamp, Dada et les Surréalistes… Et dès lors, exceptées des œuvres laissées en marge, les ‘avancées’ de création d’art furent reconnues pour avoir joué de cette audace et non conformisme, de cette originalité volontairement provoquante et en rupture - ne serait-ce que pour séduire un public ‘aguerri’.

    Le terme même d’Avant-Gardes exprime la disposition d’assaut, de violence, de guerre… - machiste - rien de la bienséance et l’harmonie – rien de la séduction de la beauté, de la féminité (2) – l’abstrait du 20ème sc. a chassé la nature, la figure…- telle la raideur du ‘Baiser’ de Brancusi, venue en 1910, en réplique de la souplesse des mains dans ‘la Cathédrale’ de Rodin. Voire encore‘l’Art nouveau’ que les Modernes traitaient d’’Art nouille’… sachant que Gallé comme Rodin ne cessaient de dire, chacun à sa façon, l’importance pour eux de la ‘Nature’.

(1) Dans Histoire et Civilisation (Le Monde. Hors série, Août 2016) sur ‘Le siècles des Guerres mondiales’, un chapitre intitulé ‘Scandaleuses avant-gardes’ p.83-87.

(2) « Nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse… Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles idées qui tuent et le mépris de la femme… » (Manifeste du futurisme par Marinetti le Figaro du 20.2.1909 – op.cit.)

*

    Plusieurs conséquences découlent de cette allure moderne donnée à l’art par cette marque des Avant-gardes – sans qu’on sache trop jusqu’à quand ces conséquences ont perdurées – serait-ce encore dans l’art contemporain ? On soulignera d’abord que depuis plus d’un siècle les arts ont traduit et exprimé diversement les graves ambivalences d’un monde à la fois fasciné par la Modernité et le Progrès, et frappé par sa rançon de désordres, à commencer par les horreurs de la Grande Guerre, suivie de la Seconde, dont la Shoah, puis d’autres conflits par pays… (et plus récemment la prise de conscience des grands désordres écologiques). Sachant que plus que jamais nous sommes toujours de ces graves ambivalences du monde, d’où découle l’ambivalence des arts, lesquels se veulent à la fois ‘témoins’ du Progrès (le Progrès d’ensemble et celui de chaque œuvre d’art), en même temps que ‘témoins’ du ‘dantesque’ de ce monde (telles les Portes de l’Enfer de Rodin).

    C’est plus ou moins sur ce modèle d‘avant-gardes, que l’artiste moderne s’efforce de se penser ‘en avant’ dans sa création ; ayant conscience que seules peuvent être appréciées les œuvres témoignant d’un progrès, d’une avancée par rapport aux œuvres en cours ou antérieures - seules ces œuvres ‘modernes’ étant promues comme ayant de la valeur spéculative (les marchands étant les nouveaux maîtres du jeu) - et de fait, seules elles sauraient être retenues comme dignes d’intérêt dans le paysage médiatique et dans les manuels d’histoire de l’art - toutes les autres œuvres d’art, si bonnes soient-elles, mais dénuées de ‘progrès’, étant dévaluées, parce que ‘classiques’.
    De là découle une série d’effets pervers – et cela, semble-t-il, jusqu’à aujourd’hui. Dans cette prévalence des avancées et du progrès, le seul critère de distinction et de qualité des œuvres d’art tend à devenir l’originalité. Avec le risque d’un glissement de ce non conformisme à l’anarchisme, le refus de toute autorité et toute règle. (Qu’il suffise de comparer l’éclaté complet des créations ‘originales’ en notre époque moderne, avec l’époque hollandaise de Vermeer, où les peintures de ‘genre’ se ressemblent toutes plus ou moins – jusqu’à y confondre Vermeer lui-même pour trois siècles).
    Autre effet : l’interdit du plagiat, et de ce fait l’impossibilité de réécrire, et ainsi de progresser en continuité (en tradition) et ‘à la façon’ d’autres artistes (comme les Variations de Rachmaninov sur un thème de Corelli, ou celles de Schumann sur un thème de Beethoven) ; ce qui n’empêche pas, par exemple, de constater récemment mille reprises de peintures du ‘genre Staël’. Tant et si bien qu’à ce nouveau régime, la création artistique, au lieu de personnaliser l’artiste, en l’insérant dans des réseaux d’artistes, risque de n’être que la création de chacun tout seul, en quête d’originalité – au risque de sa paranoïa.
    Conséquence encore, à ce régime d’œuvres chocs, originales et de rupture, c’en est finie de la tradition, la transmission d’un art : il ne s’agit plus de s’insérer dans un apprentissage et une tradition reçue d’un maître, et il n’est plus question d’école, plus question de transmettre. On connaît l’habitude de Picasso : grand ‘piqueur’ d’idées, et cachant le plus possible ce qu’il était en train de créer – finie la confiance du partage.

    De tout cela finalement, depuis plus d’un siècle, il résulte, par différence avec les grands courants d’avancées de l’art dans les siècles antérieurs marqués de grandes époques homogènes - il est résulté de ce régime moderne de l’art une vaste prolifération de singularités, d’étrangetés, un éclaté d’excentricités, sans plus d’unité et continuité de paysage. Autrement dit, on peut dire qu’il est résulté, soit au positif, une profusion de créations nouvelles dans leur diversité, soit au négatif, un vaste fracas de combattants d’avant-garde, tous plus en avant les uns que les autres, et gare à celui qui veut remonter ces escouades et se placer en avant – car comment pousserait-il ‘sa voie’ (originale), puisqu’il n’y a plus ni transmission, ni tradition, ni maître, ni modèle, mais le chacun pour soit individuellement (Que l’on songe aux difficultés qu’a traversées le jeune Nicolas de Staël, patouillant tant et plus, avant de trouver enfin sa ‘facture’ propre, là où malheureusement il s’y est perdu en quatre-cinq ans.
    Staël avait 40 ans lors de son bref succès, Modigliani avait 30 ans au temps du sien – il avait alors l’âge de Picasso, lequel, entre ces deux ‘comètes’, allait vivre 90 ans, s’imposant sur le Marché de l’art jusqu’à sa mort en 1973. Car depuis 1907 et ses ‘Demoiselles d’Avignon’, n’est-ce pas du fait de la longévité de ce Maître que tout le 20ème siècle de l’art en fut plombé. (Comme Michel-Ange ayant marqué son siècle par sa longévité).

L‘Avant-garde’ est le groupe armé marchant en tête des troupes. Est-ce dire que l’œuvre de l’artiste d’Avant-garde serait à entendre comme ce qui attaque. On sait la critique adressée au Ministre de l’Intérieur après la manifestation du 1er mai 2019 où l’entrée de l’Hôpital de la Salpetrière a subi une ‘agression violente’, de telle sorte que le Ministre au lieu d’employer cette expression, à parlé d’ attaque. Question de nuances. Tout n’est pas d’attaque dans les arts d’Avant-gardes (tel Picasso peignant Guernica). Mais indéniablement Picasso a donné le ton – en disant, par exemple : « Quand je peins, j’essaie toujours de donner une image à laquelle les gens ne s’attendent pas et qui soit assez écrasante pour être inacceptable. C’est ça qui m’intéresse. Et dans ce sens, je veux être subversif ». « Pour moi, peindre un tableau, c’est engager une action dramatique au cours de laquelle la réalité se trouve déchirée »

*

    Les ‘Avant-gardes’ de l’art au 20ème siècle ont indéniablement secoué la création artistique (surtout en peinture) ; elles ont libéré les désirs d’avancer et de diversifier ; elles ont individualisé et personnalisé comme jamais les démarches d’art ; elles ont aiguisé le goût du public, le sens critique, les attentes de nouveautés, de renouvellements.
    Mais les ‘Avant-gardes’ ont causé de grands dégâts. En jouant délibérément le choc, la provoc, le scandale, en se voulant offensifs (avant-gardes d’armées), et par là en étant précurseurs et témoins des fracas d’un siècle de grands désordres.
    Témoins de leur temps ? Oui, mais bien plus dans le sombre et l’accablement, que dans ce qui donne goût et espoir à vivre (telle l’admiration de la beauté).
    Précurseurs, qu’est-ce à dire ? Il y a les précurseurs tels les prophètes bibliques qui tancent leur public en l’invitant à la conversion, soit en menace de malheur à venir, soit en espérance du bonheur (ainsi Jérémie, Isaïe, Jean-Baptiste, Jésus, etc…) – donc des œuvres de résilience. Précurseurs encore, il y a les programmes de lutte sous régimes communistes, entretenant la dureté dans l’espoir de ‘Lendemains qui chantent’. Or on constate qu’ils sont advenus il y a un siècle, dans le même contexte que les Avant-gardes, et d’une veine belliqueuse assez proche : ainsi ces ‘artistes modernes’ qui s’avèrent plus destructeurs que précurseurs, parce que leur art, se voulant témoin des malheurs de leur époque, n’en sont, pour beaucoup, que des caisses de résonance amplifiant et dramatisant ces maux.

    Somme toute, je serais donc enclin à dire, pour les hommes et femmes sensibles d’aujourd’hui, pour les artistes qui adviennent sur ce ‘champ de bataille’ laissé par ces arts d’Avant-gardes – je les encouragerais à cet enjeu très délicat qui est de se disposer à des formes d’art retrouvant l’innocence et l’enfance laissant couler en eux les forces de création et les ‘sources d’eaux vives’ venues de siècles et millénaires d’art, sans se laisser impressionner par le bref éclaté d’arts subversifs caractéristiques de nos temps modernes.

*

    Serait-ce alors ma chance, mon innocence ? Moi qui suis venu tard sur ce ‘champ de bataille’ des Avant-gardes – et venu tard à ma sculpture, à la maturité de ma vie, enfant de 68, ni Dieu ni Maître, ni Ecole des ‘ Beaux-arts’, mais d’emblée aux prises avec des blocs de marbre bruts et sauvages extraits d’un torrent de Durance : comment allais-je pouvoir m’y accorder, y correspondre, si bien qu’en taille directe, je sache en restituer la beauté latente, la rendre à elle-même. Là fut indéniablement ma chance, mon école.
Qu’allais-je donc en venir à exprimer dans mon art ? Qu’est-ce qui allait pouvoir venir seulement de moi et profondément de moi ? Je constate que de mes regards et de mes mains sur le marbre et la terre, se dégagèrent peu à peu, mais de façon très sûre, très personnelle, les séductions de la beauté de la femme et ses bonheurs d’aimer. Comment dire plus que cette gratitude ?

*

Béatrice Joyeux Prunel. Les avant-gardes artistiques. T1 1848-1918
T.2 1918-1945 (Folio 2015)
Georges Roque. Qu’est-ce que l’art abstrait ? (Folio 2003)
Avant-gardes du XXe siècle Arts & littérature Serge Fauchereau1905-1930
Théorie de l’avant-garde. Peter Bürger (2013)