20 novembre 2018 : l'uncité des êtres, leur unicité relationnelle
20 décembre 2018 : correspondre à la réalité ... ou n'en faire qu'à sa tête
20 janvier 2019 : éloge de l'attention
20 février 2019 : attentif aux vécus, aux expériences d'humanité
20 mars 2019 : trinité
20 avril 2019 : qualité des relations humaines
20 mai 2019 : artiste : se libérer/se retenir


 

 

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Le trio pierre 125cm
Mai 81 : ma belle-mère
s'en prenant vivement à sa
fille qui s'en prenait à moi

    Toute relation humaine est d’abord vécue duelle, duo, dualité, dialogue, parité. Relation en vis-à-vis des visages, en face à face l’un de l’autre, en poignés de mains, en corps à corps accouplés, en vis-à-vis parole/réponse l’un l’autre.
    Tel est le je et tu de l’échange entre êtres humains , depuis le sourire, les caresses et les mots doux de la mère et du père à leur nouveau-né, jusqu’aux regards, gestes et mots d’estime entre adultes.
    Amorcée dès la naissance (grâce à la mise en distance de l’enfant à sa mère), cette dimension de dialogue atteindra son apogée dans la relation amoureuse de l’homme et la femme – ‘ne faisant qu’une seule chair’ .

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    La sculpture a beau jeu d’exprimer cette relation humaine duelle : tels mes couples à foison - voire La Cathédrale de Rodin, Mars et Psyché de Canova, etc… Mais en sculpture, il n’ait guère de trio, de trinité, sauf le genre ‘Trois Grâces’ côte à côte. Et sauf ce ‘Trio’ que je taillais dans la pierre de Rognes en 81, exposé au Grand Palais, au Salon d’Automne : ma seule sculpture ‘trinitaire’, exprimant ici, abstraitement, une tension familiale, au lieu d’une unité aimante – encore que finalement ce soit bien cette étreinte à trois qu’elle restitue.

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    Le duo est donc à la base de la relation humaine, mais le duo a besoin de s’ouvrir pour ne pas rester égoïstement renfermer l’un sur l’autre, il est voué à être pluriel. Dans le petit nid de roitelets que j’ai ramassé et posé dans mon entrée, petite merveille d’ouvrage de Mr et Mme, une dizaine d’œufs y furent pondus et couvés, puis les oisillons furent nourris, jusqu’à ce qu’ils prennent leur envol. C’est la vie : de deux ils sont passés momentanément à douze – le deux exigeait le douze pour que l’espèce des roitelets survive. Et de même le couple homme et femme destiné à se reproduire avec l’enfant, avec des enfants. Telle est la réalité plus aboutie et complète de cette donnée humaine d’homme et femme.
    Lorsque vers 1410, en Russie, le moine Andreï Roublev a peint la fameuse icône de la ‘Trinité’, il reproduisait l’apparition de Yahvé à Abraham au Chêne de Mambré : « Tandis qu’Abraham était assis à l’entrée de la tente… ayant levé les yeux, voilà qu’il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui… ». Hospitalité d’usage, il les accueille somptueusement, et Yahvé lui annonce que sa femme, Sara, va avoir un enfant. Dans leur vieil âge, leur duo va enfin s’ouvrir au pluriel, telles les étoiles du ciel. Or sur l’icône de Roublev, on constate que ces trois hommes apparus à Abraham, sont trois anges (les anges dans la Bible ayant fonction d’apparition de Dieu) : sauf qu’ici ce sont trois hommes gracieux, ailés, efféminés, seraient-ils en pleine parité et similitude. (Cette scène biblique de rêve sera l’une des sources de la foi chrétienne en Dieu Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit).
    Mais qu’il est étrange alors qu’on apprenne du même Dieu biblique, dans la Genèse, qu’il a créé l’humain ‘homme et femme à son image’. Un Dieu Trinité aurait créé, à sa ressemblance, une humanité duelle, homme et femme ! Question ouverte. Du deux à trois. Faudrait-il entendre que cette réalité duelle du couple est d’emblée destinée à trouver son aboutissement, sa pleine mesure dans la procréation d’enfants - ce que dit aussitôt le récit biblique : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre »… ? On dira donc une complétude dans du pluriel, comme nos roitelets, mais sans pour autant que les enfants soient à même d’apporter une réalité trinitaire au couple des parents. Plus encore, on sait que le passage de la relation de deux à trois présente habituellement l’inconvénient que l’un des trois est inévitablement désavantagé, défavorisé, lésé par rapport aux deux privilégiés. La relation parfaite trinitaire est une gageure, un défi, un pari impossible à tenir.

« Il existe deux récits de la Genèse ; on fait le plus souvent référence au deuxième récit où Adam est d’abord créé seul et la femme sera créée plus tard. Mais dans le premier récit, Dieu dit : ‘Faisons l’homme à notre image’. Le pluriel de majesté étant très peu utilisé dans la Bible… l’hypothèse la plus probable est que Dieu Elohim, qui est un nom pluriel, soit ici ‘mâle et femelle. Le couple humain est ainsi fait à l’image d’un couple divin, traditionnellement Yahvé et Ashera » (Le Dieu de la Bible selon Thomas Römer. Comment Dieu est né. Le Point. Janvier 2019)

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    Outre mon ‘Trio’ de 1981, l’occasion m’a été donnée de sculpter du ‘trois’ : des formes abstraites en anneau, des couples homme-femme avec enfant – mais autant de trios disparates, loin de la perfection d’unités entre-tressées, trinitaires. Et plus encore, on le voit dans quantité de peintures d’église, où la Trinité Père+Fils+ Esprit-Saint n’est jamais en trois présences unes, égales et similaires : unité triade (sauf à défaut, l’image du triangle). Et de même au final des prières et des cantates, où se déclinent pieusement à la suite, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, l’un après l’autre.
    N’est-ce pas aussi en ce sens que l’amour d’homme et femme, à l’aune du religieux chrétien, ne saurait guère s’entretenir qu’en relation filiale à un Dieu Père, en imitant le modèle de son Fils, serait-ce en ajoutant le surcroit de l’Amour qu’est l’Esprit-Saint ? Par défaut de l’idéal trinitaire.

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    Me voilà donc, sculpteur, cherchant en vain à créer quelque unité-trinité, en songeant aux mots de Saint-Exupéry : « Moi qui sais bien que la sagesse n’est point réponse, mais guérison des vicissitudes du langage » . Le langage de nos mots, le langage de la peinture, le langage de la sculpture – ces langages humains ne sauraient qu’approcher une réalité de mystère hors de notre atteinte – où on constate que même les mots d’humanité de Jésus de Nazareth se coulaient dans les limites de son héritage cultuel – et où donc on ne s’étonne pas que la réalité trinitaire de Dieu y soit à la fois approchante et déformée : ce Dieu un-unique Père/Fils/Esprit des évangiles, spécialement de Jean, cette Trinité du Credo et des prières chrétiennes, ou cette peinture d’anges efféminés de Roublev, ou celle de nos peintures d’église.
    Que dire alors de mes sculptures où se cherchent à foison les harmonies d’homme et femme, mais où nous échappe l’essentiel du souffle d’amour qui les transcende ?

    J’insiste sur ce ‘souffle’ d’amour (‘Ruah’ en hébreu, c’est l’esprit, le souffle, le vent): ‘Dieu est esprit’ dit Jésus à la Samaritaine – et à Nicodème : ‘le vent souffle où il veut… tu ne sais ni d’où il vient ni où il va’ (Jn 4,24 et 3,8) . Mais puisque ce Dieu biblique se fait présence, il prend visage, il se fait proche, et s’instaure ainsi la relation duelle du ‘je’ et ‘tu’, du vis-à-vis, dont l’altérité homme/femme est le modèle (au sens du plus proche et familier, et du plus autre et mystérieux). Voilà ce ‘souffle’ d’amour qui me revient indéfiniment dans mes créations de terre, comme‘Yahvé’ créant Adam de la glaise (Gn 2,7), et ‘Dieu Elohim’ créant l’humain ‘homme et femme à son image’ (Gn 1,26).

    Ce ‘Trio’ venu ici en illustration de mon texte : cette unité entre tressée, était bien réelle pour moi, en mai 81, en étant aux prises avec mon épouse et sa mère. Puis cette réalité fut transformée, aux prises avec le maître-modèle en terre. Et bien plus encore, lorsqu’en août je taillais laborieusement aux outils traditionnels (hache-polka, ciseaux et rapes) le grand bloc de pierre dure qui me résistait, qui m’en a abîmé les mains à jamais, pour en dégager cette unité complexe – féconde comme l’amour.

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PS Dans dictionnaire Robert (édition 2003), l’encadré de tous les mots et verbes dérivés du mot ‘trois’, est deux fois plus long, plus fourni que l’encadré du mot ‘deux’ (près de 70 occurrences, contre une trentaine). Indéniablement, de deux à trois, le réel s’ouvre et s’enrichit, se complique. Disons qu’il donne à réfléchir et qu’il reste un défi au sculpteur.

PS 2 A cette éloquence de la langue française (exprimant le réel entre deux et trois), se joint l’éloquence de mes sculptures qui, par dizaines, expriment l’unité duelle de la femme, comme fente et sillon, comme V de la Vie, tous ces ‘v’ emmêlés : ‘vulve, lèvres, vagin’. Ainsi ‘Adam crie le nom de sa femme : Hava-Vivante, oui, elle est la mère de tout vivant’ (Gn 3,20). ‘Adam pénètre Hava, sa femme ; enceinte, elle enfante…’ (Gn 4,1) – ce que dit Jérémie (31,22) :‘la femme entoure l’homme’ : au fond d’elle-même elle étreint la ‘côte d’Adam’ d’où elle est ‘façonnée femme’ (Gn 2,21) : venue à elle-même en son plus grand plaisir ; ou encore Isaïe (51,1) : ‘Regardez la tranchée d’où vous-êtes issus’.
    (C’est dire, par ma sculpture, ma grande chance de traiter ainsi le concret, le charnel de la langue biblique pour dire la femme et autres mystères de la vie).