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20 octobre 2020 : "l'émerveillement"
20 novembre 2020 : "ma sculpture ! une sensibilité singulière à la lumière"
20 décembre 2020 : "nu"
20 janvier 2021 : "le présentiel et distanciel de notre époque"
20 février 2021 : un sculpteur se défiant des images
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La tempête
Marbre 2006
h.52cm

      Deux remarques préalables :
    Dans notre monde actuel saturé d’images à foison (publicités, écrans, smartphones…), serions-nous encore capables de nous représenter un monde sans image, aniconique ? C’était pourtant le cas de tous les humains, depuis toujours, jusqu’à nos arrières-parents : pour eux, aucune image, sinon en ville quelques rares statues publiques et d’églises, avec quelques tableaux, voire images pieuses de missel (1). Sinon rien. Autrement dit, ils ne vivaient que rapports directs aux autres et au monde – sans aucune représentation intermédiaire. C’était leur réalisme, leur réalité, leur réel.

    (On dira de même de la musique avant notre modernité de radios, télés, amplis, smartphones… tant qu’il n’y avait que de rares pianos, violons ou flûtes dans des maisons bourgeoises et quelques joueurs d’instrument ou chanteurs dans les rues… mais sachant aussi, autrefois, l’heureuse habitude de chanter au travail et partout…).

    J’ajoute qu’en notre époque actuelle toute en profusion d’images, d’affiches et d’écrans, c’est bien d’abord la vue qui est sollicitée, l’attention de l’œil. On aurait oublié que c’étaient le toucher et l’ouïe qui furent premiers dans nos vies – le toucher et l’écoute de l’enfant au sein de sa mère, avant qu’il vienne au jour et commence à voir - et je dirais, par la suite, l’écoute et l’attention des gens du désert, l’écoute des gens dans le silence de la campagne (en l’absence de toute image) !

*

    Dans les années 1980, ma sculpture est advenue en pleine époque de l’art abstrait ; l’art figuratif étant banni (en France). (Quand on sait que ‘La mode et les pays règlent ce qu’on appelle beauté’ selon Pascal). Mode d’époque ! J’y correspondais tant par la taille de mes marbres que par celle des fontaines. Toutefois, moins de dix ans plus tard, en 1990, avec la Guerre du Golfe et la crise de l’art, j’ai bien senti que mes marbres abstraits avaient moins la faveur que mes formes semi-figuratives en bronze (femmes et couples). Et de fait, à partir de là, tout en poursuivant la taille des marbres, ce sont mes modelages de terres et par là mes tirages en bronze qui eurent la faveur de ma clientèle. Pour autant je ne perdais pas mon goût de l’abstrait, ma quête de l’abstrait dans ma méfiance des images, alors même qu’allait gagner l’invasion des images dans notre culture ambiante, avec bientôt Internet (1998), suivi des smartphones.

    Toutefois, avant même d’en venir à ma sculpture, et tout au long de celle-ci, j’ai bien conscience que ma méfiance et ma familiarité des images relevaient de deux héritages culturels mêlés : 1. d’une part, en Chrétienté, la profusion médiévale des images (peintures et statuaires) – une profusion amplifiée (et lénifiée) depuis la Contre-Réforme au 16 ème siècle ; 2. d’autre part, venue de beaucoup plus loin et fondamentale, la méfiance des images, leur interdit, leur absence, depuis la Loi de Moïse pour ses tributs du désert – interdit ensuite étendu à l’Islam : la méfiance des images comme des mirages : c’est-à-dire donner à de l’illusion-image plus de réalité à qu’elle ne mérite, prendre l’idole pour du dieu. Soit le 2ème Commandement de la Loi mosaïque (Ex.20,16 : « Tu ne tailleras pas d’image » - comment un sculpteur n’y serait pas sensible ?
    Or il se trouve que, sans parler de l’Islam, cet interdit biblique de l’image (qui est un recentrement sur l’essentiel, sur le réel signifié – sur la Parole, sur la Présence par la Parole) – il se trouve que cet aniconisme s’est prolongé jusqu’au temps de Jésus (ce Maitre dont, comme par hasard, nous n’avons aucune image) et jusqu’aux deux-trois premiers siècles du Christianisme - voir au-delà avec les Querelles d’iconoclasme au 8ème siècle de l’Empire Byzantin, et leur reviviscence avec le Protestantisme.

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    Plus précisément, dans ma sculpture, je dois bien reconnaitre que je relève de deux héritages culturels : je dirais, d’une part, le biblique et protestant, d’autre part, le catholique. Je dirais le catholique fortement corrigé et infléchi par la trempe biblique-protestante, et par là même, amené à rejoindre le meilleur de l’art abstrait.
Je m’explique. Le meilleur de l’art abstrait est une simplification des formes à l’essentiel, de la même manière que le caricaturiste, en quelques traits de crayons qui lui sont propres (son genre singulier, sa signature) sait simplifier à l’essentiel ce qu’il tient à dire – c’est ainsi qu’on retrouve et apprécie le trait de Bretécher, celui de Wolinski, celui de Picasso… Chacun son abstraction propre, son langage simplifié à l’essentiel – chacun son art abstrait propre.
    Qu’en est-il pour moi ? Ma sculpture est venue d’abord avec les marbres naturels – des blocs bruts, sauvages, dont la forme a été donnée à la fois par les usures du torrent et par les emmêlements métamorphiques de la roche. Ainsi, selon cette donne complexe de la nature, il m’importait de savoir y correspondre, m’y accorder : chaque fois une approche singulière et absolument unique, rendant ainsi à elle-même une belle allure donnée par la nature. Telle était mon abstraction, chaque fois unique, sans jamais répéter. Et en me méfiant de restituer quelque aspect figuratif, sauf rares exceptions, tels ces marbres aux allures d’oiseau, ou cette belle Marianne au visage blanc traversé d’une veine rouge, ou telle encore ‘la Reine de Saba’…
    Puis vinrent, dans un deuxième temps, mes modelages de terre, à partir d’une masse indifférente de ‘glaise’ (’glaise’ en hébreu de la Genèse se dit ‘Adam’) : ce furent d’une part, les formes abstraites de fontaines, et d’autre part, plus tard, les bronzes. J’entretenais ainsi ma faveur des formes abstraites acquise depuis les marbres ; mais quant à créer du figuratif, ce furent d’emblée (et presque uniquement) des allures de femmes qui eurent ma prédilection (sachant encore, de 1980 à 85, mes séances d’atelier avec modèles qui posent, pour apprendre la morphologie humaine). C’est alors aussi, dans ce semi-figuratif, que vinrent mes abstractions propres, mes simplifications au plus signifiant de ce langage des formes. Par exemple, me contenter d’une simple courbe du visage sans figurer la bouche et les yeux – en évitant ce qui serait pour moi de l’anecdotique, du réalisme inutile – du figuratif attirant trop l’attention - donc m’en tenir à l’essentiel qui est une présence (N.B. on sait que l’hébreu biblique ne connaissant pas ce mot abstrait, dit pour cela ‘visage penché vers’). Autre trahison du figuratif : ma prédilection pour des simplifications à l’avantage de la forme, comme ce couple assis dont les quatre jambes ne font plus que deux avant-jambes pour une allure plus élégante – il suffit que le rendu soit vraisemblable.

*

    Si je devais expliquer en quelques mots mon abstraction propre (depuis ma première école, celle des marbres, et depuis ma méfiance profonde des images, donc du figuratif), je dirais qu’il m’importe de chercher autant que possible la signifiance optimum des formes, et par là leur éloquence. C’est donc dire que je m’adonne à cet art comme langage dont je cherche la meilleure éloquence… Et puisque tout naturellement, ce que j’exprime comme homme s’adresse à la femme, ce que je modèle et sculpte est une adresse à la femme, son faire-valoir – et plus encore une adresse et expression de ma part, non pas tant pour sa beauté, que pour ses bonheurs, désirs et tourments d’être aimée et d’aimer – sachant que l’amour d’une femme est sa vraie beauté. Là est l’inflexion singulière, personnelle qui change radicalement des programmes d’art habituels, où c’est essentiellement de beauté qu’il s’agit (ou de laideur). Pour moi, ‘le réel c’est l’amour, c’est ce qui nous fait vivre’ (ce que disait un pauvre aveugle de Paris).

    N’est-ce pas là alors qu’on peut comprendre ma forme d’abstraction propre ? Ce que j’écrivais dès l’entrée de mon site, p.5 : S'il est une vérité à tenir discrète, une certitude d'aparté, une conviction intime qui ferait des jaloux, une chance qu'on ne peut étaler sans la perdre, un charme qui tombe en le divulguant, un secret dont la force est de rester secret, n'est-ce pas le plus clair des amitiés, n'est-ce pas l'étonnement d'hommes et femmes, leur nudité aimante ? On dira toute la banalité des échanges de mots, de regards, de visages, de corps… ; ma sculpture tente d'en résonner le secret ; elle se veut donc langage tacite, expression elliptique, allusive ; visages et nudités signifiés plus que figurés . Car c'est bien là, à cette ambiguïté du quelconque et de l'intime, à cet emmêlement d'âme et de chair, à cette floraison délicate de la vie, que le langage sculpté peut se faire sensible et éloquent aux gens les plus divers : cet art de la main complémentaire du langage des mots, de leurs vertus et limites, leurs maladresses avec cette nudité des êtres. Aussi bien il m'importe de jouer des deux registres, des mains et des mots, pour rendre ce frêle ressourcement à vivre que je crois notre grande chance - sinon la seule. ‘Le réel c’est l’amour, c’est ce qui nous fait vivre’.

    J’ajoute ce mot d’Héraclite que je devine au fondement de mon abstrait : ‘Mieux vaut accord tacite que manifeste’. L’harmonie cachée réalisée dans le désordre apparent des choses ne serait-elle pas plus puissante et plus belle que l’harmonie que l’on retient d’un premier constat au-dehors ? C’est du moins en ce sens que le dominicain M.J.Lagrange retient cette citation en exergue de son grand commentaire de l’Évangile (que j’héritais de ma grand-mère).

(1) Parmi les premières venues dans cet aniconisme : l’imagerie des timbres-poste, apparus chez nos arrières parents (à partir de 1850) avec un énorme succès, par milliards, parce qu’associée à la démarche très sensible des relations épistolaires. J’y ai consacré sept ans de ma vie, à la fois chercheur et graphiste, pour faire valoir l’importance de ce média-image déconsidéré, et perdant toute portée significative, depuis les années 1970-80, avec l’abandon des relations épistolaires (voire mon panorama des timbres de France au Musée de la Poste à Paris). Cf. Article Timbres-Poste dans le Dict. mondial des images (Ed. Nouveau monde 2006).