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Année 2020 : les usages et obligations de la crise du Covid nous auront
fait prendre conscience de l’importance de la présence pour l’avoir malmenée
: l’usage et l’obligation de se masquer les visages (lesquels sont l’expression concrète de
la présence) ; l’obligation de nous distancer
(l’interdiction de nous toucher, nous serrer la main, nous embrasser) ; et
l’usage banalisé ou obligé de remplacer nos relations directes (‘en présence’) par des
relations virtuelles (distantielles, par skipe ou visio-conférence).
Tout cela est lourd de conséquences et mérite réflexions.
*
Année 2020 : le site de l’Académie française vient de rappeler à ce propos
:
«
Le Centre national d’enseignement à distance (le CNED) a été créé en
1939 – il y a donc 80 ans. Cette assez longue histoire a permis de
faire entrer la locution
enseignement à distance
dans l’usage. Aussi n’est-il sans doute pas nécessaire de remplacer
cette forme par l’expression « en distanciel », trop largement répandue
en ces temps de fermeture partielle de nombre d’établissements
scolaires. Parallèlement à « à distance », on emploiera « en présence »
plutôt que l’anglicisme présentiel, calque maladroit et peu
satisfaisant de l’anglais presential ».
Remarque d’un internaute :
Il sera de bon ton, et surtout plus juste de dire : « Je suis en travail à
distance », ou bien « je travaille en présence » plutôt qu’ en presentiel.
*
‘Le Monde’ du 26 décembre 2020, rapporte un long interview très intéressant
de la jeune philosophe Claire Marin sur les effets de la crise du Covid :
comment cette crise sanitaire accentue les ruptures sociales. Je rapporte
sa réponse à la question :
« On a beaucoup parlé du manque de contact au travers de l’évitement du
toucher qui vous apparait comme la véritable question éthique à
étudier. Pour quelles raisons ?
(Question sensible à un sculpteur).
«
Toutes les formes de toucher ne sont pas à mettre sur le même plan.
Certains contacts peuvent disparaitre – les femmes en particulier ne
s’en plaindront pas. On sait intuitivement quels sont les contacts qui
empiètent sur notre espace personnel de manière illégitime et
envahissante, profitant de certaines habitudes sociales, et quels sont
ceux au contraire qui nous rassurent, nous encouragent ou nous
réconfortent. Certaines mises à distance ne sont pas si désagréables.
On a apprécié, pendant un temps bref, de ne plus être compressé dans
une rame de métro ou dans un bus.
« Mais je ne crois pas qu’on aille vers une société sans contact, une
société de l’évitement physique. Le toucher nous manque et nous avons
du mal à refréner l’élan spontané vers ceux qui l’on aime. La question
de la présence me parait en effet essentielle. Parce qu’elle se colore
des affects des autres, elle transmet les humeurs, on y palpe
l’atmosphère d’une situation. Elle véhicule les tensions, les amitiés,
les affinités, les attentes ou le désintérêt. Elle motive. On n’a pas
le même enthousiasme ni la même efficacité lorsqu’on tente d’intéresser
des visages sur un écran ou des personnes présentes dans le même espace
réel et dont on perçoit spontanément les réactions, les mimiques, les
légers mouvements de retrait ou d’intérêt. En virtuel, nous sommes des
hommes-troncs, réduits dans notre expressions corporelles, privés d’une
partie de ces signifiants implicites. Les corps ainsi corsetés par le
cadre de la vidéo perdent énormément en expressivité. On devient
littéralement des ‘présentateurs’ que la posture figée restreint et
limite. Sans faire un cours d’étymologie,
praesens
en latin renvoie à l’idée d’ « être en avant ». La présence est par
nature dynamique, elle est mouvement vers l’autre, attention, élan. Le
virtuel autorise plus facilement la présence passive, la ‘consommation’
d’informations, le peu d’implication. La distance du virtuel n’est pas
seulement géographique, elle est aussi psychologique, elle peut se
redoubler d’une posture de retrait ou d’évitement (on participe peu, on
éteint son micro ou sa caméra), notamment parce que l’exposition
virtuelle peut mettre mal à l’aise : mon visage s’affiche aussi, alors
que l’un des plaisirs des interactions est sans doute de pouvoir
l’oublier. »
Ainsi s’explique que je n’ai jamais usé du skipe – même si je sais que
mille caméras me captent et me suivent dans mon visage).
*
« …
praesens
en latin renvoie à l’idée d’« être en avant ». La présence est par
nature dynamique, elle est mouvement vers l’autre, attention, élan… »
Sculpteur, ce que j’apprécie le plus dans la longue aventure humaine de la
Bible, c’est, du fait d’une limite de sa langue hébraïque, son incapacité à
parler abstrait, donc son incapacité à dire ‘présence’, et son exigence à
ne la dire que concrètement, c’est-à-dire dans une attitude corporelle –
autrement dit, son obligation d’un langage incarné pour exprimer
cette présence (et à fortiori ‘Dieu’ – abstraction pure – et donc son
extrême discrétion). Et puisque tout au long de la Bible, le Dieu d’Abraham
et d’Israël, le Dieu de Jésus-Christ (tel le Mémorial de Pascal) est d’un
accompagnement continuel des siens, sa présence s’incarne incessament, elle prend nécessairement forme
d’humanité, de présence concrète, de visage, d’incarnation, et c’est bien
ainsi et seulement ainsi qu’elle oblige les siens à la vivre et à
l’éprouver concrètement, sinon elle serait nulle et non avenue, pure
abstraction – d’où son premier commandement : ‘aimez-vous’ (tel que je vous aime) – telle la prière étonnante de
Tagore :
« si je n’existais pas où serait ton amour ? Tu m’as pris comme associé
de ton opulence… par ma vie prend forme incessamment ton vouloir… Et
c’est pourquoi ton amour se résout lui-même dans cet amour de ton amant
; et l’on te voit ici où l’union de deux est parfaite »
(Offrande lyrique 56).
C’est ainsi que tout au long de la Bible, l’expression privilégiée pour
dire ‘présence’ (mot inconnu) c’est la face, ou le visage penché vers - soit tout le contraire du visage masqué – sa
pire mascarade. Mais c’est aussi depuis ce même fond culturel (avec
Mahomet) qu’on s’explique le voile des femmes musulmanes : ne pas livrer
leur présence. J’en ai parlé dans les 20 des mois précédents, en
particulier cette expérience première que ne connaissent que les nouveaux
nés humains : leur tétée au sein de leur mère avec le bonheur de son visage,
ses regards et son parler : l’expérience première de la présence – leur
Ciel.
Année 2021 : vivement qu’on retrouve ce Ciel des visages – cette présence
aimante de Dieu - qu’on se libère enfin des confinements sous masque et
qu’on s’étreigne d’affection.
Question de vie ou de mort.
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