20 janvier 2021 : "le présentiel et distanciel de notre époque"
20 février 2021 : "un sculpteur se défiant des images"
20 mars 2021 : sculpter des visages tels que sont les gens
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L'attente
(1999, h.21cm)

    Au tard de ma vie, enfin je prends conscience qu’il faut que j’en vienne à sculpter - à rendre en beauté, à faire sentir de façon émouvante parce que simplement ‘vraie’… - sculpter ce que sont, ce que vivent et ressentent les gens qui vont l’aborder, et non plus seulement (comme à mon habitude trop positive) les vécus, les états de vie idéals qu’ils peuvent rêver.

    Pourquoi ai-je pris cette habitude de positiver ?
    Je dirais, en mineur, qu’il y a le pli culturel d’enjoliver à la façon de la poésie (mais faut-il vraiment tourner en artifice poétique ce qui pourrait être exprimé naturellement et directement avec des mots simples, dans la banalité du quotidien ?).
    Je dirais surtout, en majeur, depuis les débuts de ma sculpture, qu’il y a l’expression de mon émerveillement à rendre la beauté de la femme aimée et aimante. Cette merveille à mes yeux parmi tout ce qui m’est donné à contempler de la nature. Soit (serait-ce totalement oublié) ce qu’a été mon émerveillement en venant au monde, dans le visage de ma mère et de mon père, et ce que furent (serait-ce tard venus), mes émerveillements, désirs et séductions de beauté dans les présences d’amour qui me furent données – ces séductions et désirs d’homme pour l’aménité et le mystère de la femme – son altérité radicale – sa présence à la fois familière et inconnue.

    Mais pourquoi alors l’art aurait-il besoin de rendre en beauté les visages ? (Là où je me différencie de Cézanne qui préférait la beauté de sa Sainte Victoire à celle de sa femme, toujours moche – mais là où je me rapproche de Pierre Bonnard – cf.20 du mois de décembre). Question donc de séduction aimante d’un homme pour une femme. Mais question aussi de positivité à rendre les visages ‘plus beaux que nature’. Là où je soupçonne, sur un millénaire, le pli de la foi chrétienne à rendre les visages tels qu’ils sont déjà dans leur gloire, dans leur Ciel, leur résurrection – là même où pour le peintre, il suffit d’enjoliver le visage par une auréole, ou par un éclat artificiel de lumière – mais là où le sculpteur ne peut pas se permettre cette fausseté du rendu, si ce n’est avec l’état de pamoison amoureuse de Sainte Thérèse sculptée par Le Bernin – là où on en revient à mes désirs d’homme.
    Toutefois on remarquera que s’il est un pli d’habitude issu directement de notre héritage culturel de chrétienté, durant deux millénaires, c’est bien malheureusement au contraire de la positivité de la beauté – c’est bien de salir la tenue ordinaire et la fierté banale des humains, parce qu’il s’agit, au nom de cette foi chrétienne, de les frapper d’une culpabilité et d’une triste repentance dans cette Religion de la Croix (à quoi s’ajoute une non-sexualité). Et cela avec des siècles positifs et heureux comme celui de l’édification des cathédrales ; et des siècles navrants, comme déjà le 19ème siècle chez nous (le ‘dantesque’ de la Porte de l’Enfer de Rodin), et surtout au 20ème et 21ème sc. à un niveau mondial avec ses Guerres, ses malheurs, sa Shoah… dont bien des œuvres d’art se sont faites les témoins : le pli culturel de Chrétienté ne faisant qu’aggraver ici ce malheur – et plus encore, avec tant d’œuvres d’art éprouvantes d’inanité ou de non-beauté, de déni de l’intérêt de la beauté.

    Bref, si tard que j’en prenne conscience, il faudrait pour ce qui est de mes visages sculptés et de mes allures de femme - il faudrait enfin que je me tienne plus fidèlement à des rendus en beauté de ce que sont les gens de mon univers. Il est vrai que cette prise de conscience m’est venue avec la crise terrible que nous venons de traverser : la pandémie du Covid19, et les bouleversements à venir. D’où ces réflexions de fond d’un sculpteur : qu’ai-je à créer et donner à contempler dans mes visages ? Ainsi le thème du confinement : comment nous libérer ?

*

    P.S. Zola et Cézanne. Le romancier et le peintre.
    L’été dernier, ces réflexions furent relancées à la lecture de l’excellent numéro du ‘Hors Série’ du Monde sur ‘Emile Zola, l’indigné’ (juillet 2020) : la passion de la vérité de cet homme, son engagement pour Dreyfus, son ‘naturalisme’ dans ses romans, c’est-à-dire, plutôt que l’esthétique du romantisme, sa façon de renvoyer la vérité humaine, sociale et politique de sa société. Ainsi, de Zola, je retiens l’honnêteté et le moyen efficace d’être le reflet de sa société, à quoi s’ajoute son engagement pour la vérité de Dreyfus qui lui coûtera très cher – et tout cela, œuvre écrite et combat, l’amenant au Panthéon… (S’ajoute à cela mon récent détour par Bonnard,).
    Il me faut bien reconnaitre que c’est ce même souci de ‘vérité’ de la société qui m’animait dans mes années de recherche à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales : les ‘analyses’ de ma société urbaine, si ce n’est que dans la Recherche, cela s’y limitait ‘confortablement’, à écrire dans des articles savants et des rapports de recherche. Et dans ces conditions, trop distantes et faciles, au bout de quelques années… c’est ce qui peut expliquer mon besoin impérieux de m’exprimer aussi par la sculpture.
    Toutefois, parce que j’ai grandi à Aix, dans la ville de Zola et Cézanne, grands amis de jeunesse, comment ne pas m’interroger sur le choix de ces deux hommes – ce choix mis en regard des deux versants de ma vie : sculpture et écriture. D’une part le peintre d’Aix, devenu vieux garçon pépère à l’abri de la fortune de son père et n’atteignant finalement qu’une reconnaissance posthume, immense. D’autre part, à Paris, Zola, l’écrivain s’extrayant de sa misère de jeunesse, mais bientôt célèbre. De ces deux tempéraments qui furent si proches l’un de l’autre dans leur jeunesse, va suivre, d’une part, une œuvre écrite, d’autre part, une œuvre peinte – cette œuvre peinte ayant des répercussions considérables sur les formes d’art du 20ème siècle – mais de façon différée, spécialement avec Picasso et le Cubisme abstrait – tandis que la résonnance de Zola (comme de Hugo) fut directe, immédiate (et par conséquent, Hugo transféré au Panthéon dès sa mort, et Zola juste après la résolution du procès Dreyfus – tandis que Cézanne n’eut droit qu’à une simple tombe au cimetière d’Aix… mais bientôt des valeurs colossales aux Marché de l’art).
    Tout cela a de quoi m’interloquer. Non pas pour comparer l’écrivain et le peintre, mais m’interroger en termes du ‘naturalisme’ qui m’occupe ici – du souci d’une forme d’art qui soit le reflet des visages des gens, de leur vérité. Soit donc, pour ma propre gouverne, quelle est l’expression singulière de ces visages dans ma sculpture, par rapport à mes écritures ? Parole pour parole, celle des mots, celle de la main. Un challenge sans fin.