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Au tard de ma vie, enfin je prends conscience qu’il faut que j’en vienne à
sculpter - à rendre en beauté, à faire sentir de façon émouvante parce que
simplement ‘vraie’… - sculpter ce que sont, ce que vivent et ressentent les
gens qui vont l’aborder, et non plus seulement (comme à mon habitude trop
positive) les vécus, les états de vie idéals qu’ils peuvent rêver.
Pourquoi ai-je pris cette habitude de positiver ?
Je dirais, en mineur, qu’il y a le pli culturel d’enjoliver à la façon de
la poésie (mais faut-il vraiment tourner en artifice poétique ce qui
pourrait être exprimé naturellement et directement avec des mots
simples, dans la banalité du quotidien ?).
Je dirais surtout, en majeur, depuis les débuts de ma sculpture, qu’il y a
l’expression de mon émerveillement à rendre la beauté de la femme aimée et aimante.
Cette merveille à mes yeux parmi tout ce qui m’est donné à contempler de la
nature. Soit (serait-ce totalement oublié) ce qu’a été mon émerveillement
en venant au monde, dans le visage de ma mère et de mon père, et ce que
furent (serait-ce tard venus), mes émerveillements, désirs et séductions de
beauté dans les présences d’amour qui me furent données – ces séductions et
désirs d’homme pour l’aménité et le mystère de la femme – son altérité
radicale – sa présence à la fois familière et inconnue.
Mais pourquoi alors l’art aurait-il besoin de rendre en beauté les visages
? (Là où je me différencie de Cézanne qui préférait la beauté de sa Sainte
Victoire à celle de sa femme, toujours moche – mais là où je me rapproche
de Pierre Bonnard – cf.20 du mois de décembre). Question donc de séduction
aimante d’un homme pour une femme. Mais question aussi de positivité à
rendre les visages ‘plus beaux que nature’. Là où je soupçonne,
sur un millénaire, le pli de la foi chrétienne à rendre les visages tels
qu’ils sont déjà dans leur gloire, dans leur Ciel, leur résurrection – là
même où pour le peintre, il suffit d’enjoliver le visage par une auréole,
ou par un éclat artificiel de lumière – mais là où le sculpteur ne peut
pas se permettre cette fausseté du rendu, si ce
n’est avec l’état de pamoison amoureuse de Sainte Thérèse sculptée par Le
Bernin – là où on en revient à mes désirs d’homme.
Toutefois on remarquera que s’il est un pli d’habitude issu directement de
notre héritage culturel de chrétienté, durant deux millénaires, c’est bien
malheureusement au contraire de la positivité de la beauté – c’est bien de
salir la tenue ordinaire et la fierté banale des humains, parce qu’il
s’agit, au nom de cette foi chrétienne, de les frapper d’une culpabilité et
d’une triste repentance dans cette Religion de la Croix (à quoi s’ajoute
une non-sexualité). Et cela avec des siècles positifs et heureux comme
celui de l’édification des cathédrales ; et des siècles navrants, comme
déjà le 19ème siècle chez nous (le ‘dantesque’ de la Porte de
l’Enfer de Rodin), et surtout au 20ème et 21ème sc. à
un niveau mondial avec ses Guerres, ses malheurs, sa Shoah… dont bien des
œuvres d’art se sont faites les témoins : le pli culturel de Chrétienté ne
faisant qu’aggraver ici ce malheur – et plus encore, avec tant d’œuvres
d’art éprouvantes d’inanité ou de non-beauté, de déni de l’intérêt de la
beauté.
Bref, si tard que j’en prenne conscience, il faudrait pour ce qui est de
mes visages sculptés et de mes allures de femme - il faudrait enfin que je
me tienne plus fidèlement à des rendus en beauté de ce que sont les gens de
mon univers. Il est vrai que cette prise de conscience m’est venue avec la
crise terrible que nous venons de traverser : la pandémie du Covid19, et
les bouleversements à venir. D’où ces réflexions de fond d’un sculpteur :
qu’ai-je à créer et donner à contempler dans mes visages ? Ainsi le thème
du confinement : comment nous libérer ?
*
P.S. Zola et Cézanne. Le romancier et le peintre.
L’été dernier, ces réflexions furent relancées à la lecture de
l’excellent numéro du ‘Hors Série’ du Monde sur ‘Emile Zola, l’indigné’
(juillet 2020) : la passion de la vérité de cet homme, son engagement pour Dreyfus, son
‘naturalisme’ dans ses romans, c’est-à-dire, plutôt que l’esthétique du romantisme, sa façon de renvoyer la vérité
humaine, sociale et politique de sa société. Ainsi, de Zola, je retiens
l’honnêteté et le moyen efficace d’être le reflet de sa société, à quoi
s’ajoute son engagement pour la vérité de Dreyfus qui lui coûtera très
cher – et tout cela, œuvre écrite et combat, l’amenant au Panthéon…
(S’ajoute à cela mon récent détour par Bonnard,).
Il me faut bien reconnaitre que c’est ce même souci de ‘vérité’ de la
société qui m’animait dans mes années de recherche à l’École des Hautes
Études en Sciences Sociales : les ‘analyses’ de ma société urbaine, si
ce n’est que dans la Recherche, cela s’y limitait ‘confortablement’, à
écrire dans des articles savants et des rapports de recherche. Et dans
ces conditions, trop distantes et faciles, au bout de quelques années…
c’est ce qui peut expliquer mon besoin impérieux de m’exprimer aussi par la sculpture.
Toutefois, parce que j’ai grandi à Aix, dans la ville de Zola et
Cézanne, grands amis de jeunesse, comment ne pas m’interroger sur le
choix de ces deux hommes – ce choix mis en regard des deux versants de
ma vie : sculpture et écriture. D’une part le peintre d’Aix, devenu
vieux garçon pépère à l’abri de la fortune de son père et n’atteignant
finalement qu’une reconnaissance posthume, immense. D’autre part, à
Paris, Zola, l’écrivain s’extrayant de sa misère de jeunesse, mais
bientôt célèbre. De ces deux tempéraments qui furent si proches l’un de
l’autre dans leur jeunesse, va suivre, d’une part, une œuvre écrite,
d’autre part, une œuvre peinte – cette œuvre peinte ayant des
répercussions considérables sur les formes d’art du 20ème
siècle – mais de façon différée, spécialement avec Picasso et le
Cubisme abstrait – tandis que la résonnance de Zola (comme de Hugo) fut
directe, immédiate (et par conséquent, Hugo transféré au
Panthéon dès sa mort, et Zola juste après la résolution du procès
Dreyfus – tandis que Cézanne n’eut droit qu’à une simple tombe au
cimetière d’Aix… mais bientôt des valeurs colossales aux Marché de
l’art).
Tout cela a de quoi m’interloquer. Non pas pour comparer l’écrivain et
le peintre, mais m’interroger en termes du ‘naturalisme’ qui
m’occupe ici – du souci d’une forme d’art qui soit le reflet des
visages des gens, de leur vérité. Soit donc, pour ma propre gouverne,
quelle est l’expression singulière de ces visages dans ma sculpture,
par rapport à mes écritures ? Parole pour parole, celle des mots, celle
de la main. Un challenge sans fin.
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