20 septembre : nudités
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    Plus que d'autres arts plastiques, la sculpture est familière de la nudité, comme en témoignent la Préhistoire, l'Antiquité grecque et romaine, la Renaissance, le XIXe sc. - Moyen-Âge excepté (1). Pourquoi cette partie liée, cette partie prenante avec la nudité ? Parce qu'en sculpture il ne s'agit pas d'un aplat de l'image, mais d'un volume, d'une matière, pierre, terre, bronze... dont le rendu est, de façon privilégiée, la figure et le corps humains. S'agissant de pierre, le sculpteur doit prendre en main, prendre à bras le corps, 'travailler au corps', tailler et ôter, comme un déshabillé, jusqu'à ce qu'il atteigne dans sa matière une sorte de vérité de la nudité. Et s'agissant de terre glaise, le modeleur ajoute et enlève, aux prises avec ce qu'il ressent comme de la chair entre ses mains. Ici comme là c'est de l'illusion de nu - séduction et plaisir (2).

    Pour beaucoup, voire pour l'essentiel, ma sculpture tend à exprimer la relation aimante de la femme et de l'homme en leur nudité, à ceci près que je restitue cette relation de façon dissymétrique à l'avantage de la femme, puisque je suis homme, séduit et émerveillé par la beauté de la femme. Autrement dit, même lorsque j'exprime la femme seule, nue ou habillée, je la saisis dans cette relation aimante, et non pas dans sa beauté pour la beauté.
Les nudités dans ma sculpture n'ont donc rien des modèles classiques : ni la déesse Astarté ou Aphrodite, ni l'athlète ou le combattant grec, ni le David de Michel-Ange ou le Prométhée d'Arno Breker, ni la Marie-Madeleine ou les corps des défunts aux porches des cathédrales, pas plus que je me laisserais enfermer dans l'alternative entre la nudité réelle des êtres et le nu en tant que forme d'art idéale selon l'exigence esthétique et la morale de chaque époque (Cf Wikipédia : la représentation artistique du nu). (3)
    Certes nous savons qu'en matière de nudité sexuelle la Tradition d'art abonde dans le dessin, la gravure, la peinture, mais qu'elle répond bien peu ou bien mal en sculpture, du moins en Occident, sauf sous le mode érotique, et en exceptant Rodin, Claudel et quelques autres. Je ne pouvais donc pas compter avec la Tradition, ne voulant ni la passion violente et tourmentée de Rodin et Claudel, ni les mièvreries du XIXe et ses outrances d'érotisme. Pourtant, parce que j'étais simplement de mon temps et sans trop m'en rendre compte, j'ai été tout naturellement entraîné à restituer l'importance de la nudité aujourd'hui, et par là innover quant à l'allure de femme et homme aimants en leur nudité.

    Sans doute que ma sculpture de la nudité vient d'une expérience amoureuse singulièrement forte, en ses clartés, ses harmonies et ses tourments, mais je dirais qu'il faut d'abord tenir compte d'une caractéristique singulière de notre époque en France : une mode de la nudité des femmes et des hommes qui est absolument sans précédent - une banalisation de la nudité. (Contre excès de l'excès, ne faut-il pas s'expliquer la mode musulmane comme la réaction à cette modernité occidentale ?).
    Il y a un siècle, au temps de Rodin et Maillol, il y a cinquante ans encore, qu'est-ce que les sculpteurs pouvaient connaître de la nudité des femmes, sinon en allant au bordel ou au cabaret, sinon la nuit dans leur lit conjugal, et encore ? Pour travailler, il fallait absolument qu'ils fassent appel à des modèles et les payent pour se dénuder et prendre la pose souhaitée par eux - pose d'une femme pour la beauté ou la séduction, mais jamais une pose en couple, évidemment, sauf le 'Baiser' de Rodin ! Et pareil à la Renaissance. Et pareil dans la Grèce antique, même si le modèle de Praxitèle pour son Aphrodite était sa maîtresse. Autrement dit, sauf en ces séances de poses, les nudités, et surtout les nudités amoureuses, n'étaient quasiment jamais données à voir, à contempler, à étudier chez nos sculpteurs d'autrefois. De plus, dans ce contexte, les formes de nudités admirables et dignes d'être rendues en sculpture, n'étaient certainement pas celles de la relation sexuelle, sinon celles de l'érotisme, mais c'était la dignité de figures mythologiques, de l'héroïsme au combat, de l'athlète, etc..(4)
    Par différence, de nos jours, non seulement les déshabillés sont coutumiers à la belle saison dans le métro et les rues, non seulement à la plage ou à la piscine on peut voir et étudier les corps de femmes et d'hommes dans le plus simple appareil, et on s'y trouve soi-même presque nu, mais chose totalement impensable autrefois, ce sont les relations amoureuses et sexuelles d'hommes et femmes qui sont amplement présentées dans les magazines et les livres, au ciné, à la télé et sur Internet (fixes ou animées, muettes ou sonores) - à ceci près qu'il s'agit là d'images, c'est-à-dire d'impossibilité d'atteindre le 'réel' - là même où la sculpture fait la différence (nous y reviendrons le mois prochain).
    Dans ces conditions, 1° puisque c'est là une réalité massive d'aujourd'hui, et pas seulement médiatique mais du commun des jours, 2° et puisque cette réalité demeure très sensible et difficile à vivre pour beaucoup, découragée, déconsidérée... - dans ces conditions, je pose la question : comment le sculpteur ne serait-il pas responsable de devoir rendre positivement ces nudités de femmes et d'hommes, lesquelles sont, pour beaucoup, vécues et ressenties en séduction, en attirance sexuelle - donc en beauté ? Comment ne serait-il pas responsable de les rendre autrement que dans la mièvrerie et la fadeur, la violence et la déchéance où malheureusement et trop souvent, elles sont médiatiquement traitées ?
    Certes on peut s'expliquer que les artistes qui se débattent en leurs tourments d'aimer, comme le firent Claudel et Rodin, entretiennent une sculpture tendue et tourmentée, sinon dure ou provoc. Mais si le sculpteur a tant soit peu connu le bonheur d'aimer et son émerveillement, n'est-il pas tout naturel que sa sculpture soit heureuse dans ce qu'est la banalisation de la nudité aujourd'hui - n'en déplaise aux modes de l'art ?

    Contexte culturel de notre fin du XXe sc et début du XXIe : sculpter l'allure d'hommes et femmes en leur nudité aimante n'offre pas de précédents dans la Tradition, mais s'avère du plus banal et élémentaire aujourd'hui en France : si l'artiste est témoin de son temps, n'est-ce pas le sculpteur d'abord qui est interpellé sur ce thème, puisque la sculpture est par excellence l'art du nu ?
    Et cela jusque dans ce petit détail : le rendu du sexe lui-même, celui de l'homme, celui de la femme, où il s'agit bien de rompre avec la Tradition. Pour les Grecs, depuis Aristophane (cf. L'histoire op.cit.), il était de bon ton que la "verge soit menue", le sexe modeste, enfantin (tel l'Adam de Michel-Ange au plafond de la Sixtine). Quant à la nudité de la femme, "il faut attendre Praxitèle pour que s'impose la nudité des déesses (Aphrodite pudique), puis des femmes. Situation paradoxale et non dépourvue de conséquences : alors que la nudité masculine attire l'attention sur le sexe bien visible, la femme nue présente une image globale du corps féminin, un ensemble de lignes et de courbes où le sexe épilé reste invisible" (id). On reconnaît ici un classique de la sculpture, jusqu'à Rodin et Maillol compris (5). Comment ai-je fait dans ma propre sculpture ? Verge proéminente ici, pilosité apparente là, chez la femme ? Ma préférence est allée plutôt aux diverses formes d'évocations et d'abstractions : d'une part, de la femme comme réceptacle caché et secret, d'autre part, de l'homme comme saillie et érection, mais ni l'un ni l'autre en exhibition seule, mais l'un l'autre en relation aimante l'un de l'autre. Autrement dit, il y a toujours de l'autre, de l'homme désiré-désirant qui habite la nudité de mes femmes, et toujours une généreuse abondance vers lui.

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    Éclat des regard, irradiation des visages, épiphanie des corps dénudés l'un pour l'autre, fascination des sexes, célébration et fête, rire et joie : l'homme et la femme à qui il est donné de se connaître, de s'aimer dans l'émerveillement l'un de l'autre, l'homme et la femme qui 's'éclatent' l'un l'autre en leur délice l'un de l'autre, éprouvent au-delà de toute résistance quelque chose qui les dépasse - 'l'homme et la femme qui s'aiment touchent au divin' selon la Flûte enchantée de Mozart - un '7me Ciel' - une forme de charme, d'enchantement, de ravissement, de bonheur au-delà de tout, et qu'ils traversent comme une 'petite mort' - un trépas, un passage dans l'au-delà.
    Serait-ce dire alors la nudité dans la mort comme dans l'amour ? N'est-ce pas un classique de la statuaire grecque des combattants - ceux dont on disait qu'ils étaient nus lorsqu'ils restaient sans arme - ceux qui étaient voués à la mort ? Et certes, on sait aussi que les relations d'amants peuvent être de redoutables litiges et combats, surtout dès lors qu'ils se sont exposés l'un l'autre au plus intime et vulnérable d'eux-mêmes, c'est-à-dire en leur nudité. Et pourtant ne reste-t-il pas évident qu'en leurs promesses natives, ces relations portent et augurent le plus heureux de la vie ?
    En réalité il s'agit là d'un mystère de grande portée. Si la profusion d'imaginaires et croyances en Dieu fut entretenue par les hommes et les femmes à partir de leur vécu, on peut se douter que les représentations les plus fortes et profondes se sont cherchées à partir d'expériences amoureuses confiantes et comblées d'hommes et femmes. Si Dieu est, si Dieu est Amour, si on le représente communément d'un amour évangélique ou de charité, sans doute l'est-il d'abord sur le modèle de ce qui est vécu par l'homme et la femme en leur nudité découverte et heureuse, là précisément où l'altérité et l'inconnu sont absolument radicales, le mystère.
    Les historiens de l'Antiquité en viennent ainsi à comprendre que les hommes grecs pratiquaient la nudité, sans doute pour la beauté et la performance du sport (nu se dit gymnos), et sans doute aussi pour se donner en spectacle aux autres hommes (jamais devant les femmes)... mais tout cela dans un rapport au sacré qui reste mal perceptible. Pour M.Sartre (op.cit), la nudité apparaît dans les représentations avant même qu'elle ne devienne la règle au stade et au gymnase, par exemple dans des processions en l'honneur d'Athéna. "Aucun auteur ancien n'établit les raisons de cette nudité rituelle, qui n'a d'autre raison que d'assimiler le fidèle à son dieu. Car ce qui est sûr c'est que les dieux eux-mêmes sont souvent figurés nus. Pour certains d'entre eux, même, cela semble être la règle : Poséidon, Hermès, Apollon, Dionysos, Zeus lui-même..." (id) (6).
    En ce sens on relève l'autre expérience touchant au sacré : la fascination, l'effroi (7), l'effraction dans l'Interdit lorsqu'un être est surpris dans sa nudité, surtout en disposition d'innocence amoureuse, désirée ou désirante (Tirésias devenu aveugle pour avoir vu Athéna nue dans son bain, et de même Érymanthe ayant regardé Aphrodite se lavant après l'amour avec Adonis, et de même Actéon transformé en cerf pour avoir vu Artémis... id.op.cit.). Il faut donc croire que cette expérience de la nudité s'apparente bien à d'autres effractions dans le sacré, comme le toucher de l'autel ou de l'Arche : quelque chose est subie d'un traumatisme, d'un choc émotionnel, d'une brûlure. Et comment ne pas penser aussi à la peur de l'interdit originel de goûter au fruit de "l'arbre de la connaissance du bien et du mal", selon le récit de la Genèse, c'est-à-dire la rencontre d'Adam et Ève se découvrant nus - 'se connaissant' l'un l'autre (ici se connaître veut dire s'aimer) - 'homme et femme créés à l'image de Dieu' !

    Voilà, j'avoue, mon expérience la plus précieuse de ma vie, celle qui ne cesse de m'envahir de désir et de rêve, d'un sentiment de ce qui me dépasse, d'une attention et d'un respect infinis, bien plus qu'à l'entrée d'une nef ou l'approche d'une grande œuvre d'art : c'est de cette expérience et de ses résonances sans fin que se nourrit ma sculpture - ses nudités. Mais il faudra revenir, le mois prochain, en parlant de la caresse, de ce qui fait la différence entre l'image et la sculpture, entre l'impossibilité et l'interdit d'atteindre au réel.

(1) Dans la Chrétienté médiévale, la bonne morale chasse la nudité de la condition humaine ici-bas, sauf Adam et Ève, tandis que dans l'au-delà les êtres sont nus (mais désormais asexués), voués au Jugement, à l'Enfer, au Purgatoire ou à la Résurrection.

2) Les réflexions qui suivent (ce mois-ci et le mois suivant) ont été ravivées par un dossier de la revue L'Histoire (sept.2009 n°345) sur les "Corps mis à nu", et par une conférence sur l'histoire de la photographie (par Martine Le Gac à Beaugency le 11 sept).

(3) Lors d'un de mes premiers cours de sculpture, en 1980, alors que j'essayais de restituer dans ma terre la pose d'une femme un peu fatiguée par l'âge, la professeur est venue corriger mon travail en taillant vigoureusement dans les hanches car, me disait-elle, c'est ça " Le Nu Antique " ; évidemment je me suis empressé de chercher un autre cours qui m'apprenne à regarder et comprendre comment sont les êtres réels dans leur corps, quitte ensuite à savoir les rendre en beauté par le travail de l'imagination, puisque, à ma façon il s'agit bien de célébrer cette beauté de la nature dans la relation aimante d'homme et femme.

(4) Dans le contexte de la ville de Paris à la fin du XIXe et à la Belle Époque : les nudités de femmes ne se donnaient absolument pas à voir dans l'espace public, sauf dans la statuaire sur les murs des immeubles des boulevards : il suffisait de lever les yeux pour se 'rincer l'œil'. Par là même, la statuaire, la sculpture de la nudité (et plus largement la peinture exposée dans les Salons et les galeries) furent associées à la licence, à la lubricité, aux débauches de la société (tel le Commissaire de police interdisant l'exposition en vitrine d'un nu de Modigliani : 'on voit les poils !').

(5) Dans un Salon récent, un grand bronze mettait à l'honneur un rendu réaliste d'un homme et d'une femme debout en train de s'embrasser, nus, leurs corps légèrement écartés, avec la verge de l'homme misérablement grêle et pendante. L'erreur de rapporter la façon Antique sur un thème que l'Antiquité ne se permettait pas.

(6) Le corps des dieux, par Charles Malamoud et Jean-Pierre Vernant (2003)
(7) Le sexe et l'effroi de Pascal Quignard (1994) et La Nuit sexuelle (2007)


L'accueil Ste Marine bronze Landowski 2009 3/8 h.46cm
Au début de ce mois de septembre, pour ce nouveau tirage, nous décidons avec le patineur d'adopter une répartition du rouge et du clair en faisant ressortir le corps de la femme; mais tandis que la patine montait, nous nous sommes rendus compte que la nudité de la femme devenait trop criante, brutale, 'à poil' ; nous avons donc estompé les contrastes -un nu intégré dans son voile, son éclat de lumière.

L'arc en ciel bronze Landowski 2002 1/8 L.39cm
Ici j'ai repris et transformé le modèle de " La chute d'un ange " par Rodin : une femme recueillie par une autre accroupie devant elle ; la mienne est étreinte par son amant.