20 janvier 2011 : activités esthétiques et religieuses
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       1. "Les faits artistiques et religieux n'embrassent qu'un état très tardif de l'évolution humaine à la fin du Paléolithique moyen... : c'est dans cette courte période d'une cinquantaine de milliers d'années qu'on a su reconnaître avec certitude les manifestations d'une activité non vouée directement à la satisfaction des préoccupations matérielles" (André Leroi-Gourhan "Les racines du monde" 1997). La grotte Chauvet date de 30-33.000 ans, les premières statuettes féminines de 35-38.000 ans, et d'au-delà encore, les premières inhumations décorées.
       Les faits sont là. Indubitables. A profusion et avec excellence. Les uns comme les autres relevant d'une part de gratuité, de luxe, de surcroît... : des activités humaines n'ayant aucune fonction immédiatement vitale ou utilitaire, pour la nutrition ou la reproduction. Tels ces gestes des hommes taillant leurs outils en silex, et éprouvant le besoin (ou le goût, le plaisir) d'ajouter une perfection d'harmonie dans leur forme n'apportant rien de plus à leur efficacité. Pourquoi ce 'temps perdu' dirait-on aujourd'hui ? Pourquoi cet 'en plus' de goût, de séduction, de beauté ? Activité esthétique flagrante. Et de même et plus encore, les statuettes féminines. Pur plaisir.
       C'est alors que se pose la question : durant la Préhistoire ces activités esthétiques avaient-elle un usage ou une portée religieuse, ou étaient-elles sans dimension religieuse ? Les formes d'art sont là, indubitables ; les aspects religieux restent impossibles à interpréter avec certitude. Il est des formes d'art sans rapport avec le religieux, tels ces outils et ces statuettes, ou les gravures d'animaux dans de l'os, les 'collections' de coquillages. Il en est d'autres, tels les dépôts dans les inhumations, qu'on interprète comme l'expression d'une croyance en l'Au-delà. (Mais est-ce si sûr ? Peut-être que c'était un ultime témoignage d'affection, ou, plus probable, une marque d'honneur à l'égard d'un personnage important, comme ça deviendra une forte coutume par la suite). Quant aux peintures pariétales, on en explique difficilement l'usage, même si certains les interprètent, un peu hâtivement, comme le support de rituels chamaniques.

       Sur ce double thème de la gratuité de l'activité humaine, celle de l'esthétique et celle du religieux, nous pourrions tenter de couvrir l'histoire mondiale de l'art avec les ouvrages d'André Malraux. Je me propose de saisir un moment singulier dans notre héritage culturel occidental : en Europe, spécialement en France, entre les 11e et 12e siècles où les activités esthétiques et religieuses étaient complètement associées et confondues, telles que les présente Georges Duby ("Saint Bernard, l'art cistercien" 1979).
       Ensuite nous essayerons de comprendre l'évolution des formes d'art plastique moderne en Occident marquées par la dissociation de l'esthétique et du religieux.

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       2. Les contemporains de St.Bernard entretenaient un sens et une fonction singulière à ce que nous appelons l'art. Georges Duby voit, dans ces 'œuvres d'art' "des éléments de la fête", et relevant donc du "comportement où les gestes de la gratuité se déploient périodiquement pour compenser ceux qu'impose, au fil des jours, la nécessité de survivre.... Ces gestes toutefois - et c'est ce qui fait leur prix... sont des gestes de roi, magnanimes, magnifiques, distribuant de toutes parts à mains ouvertes les richesses. Des gestes affirmateurs de puissance.... Par le faste dont il est fait étalage. L'œuvre d'art est ainsi, en premier lieu, objet de parure, de parade. Mais elle est aussi, toujours, dépassement. Car toujours elle établit quelque contact avec le sacré. La fête - et l'œuvre d'art avec elle - est en effet tentative de rompre, de transgresser les limites qui séparent le monde commun, banal, le monde visible de l'invisible, de l'"autre". C'est là son but".....
       "La fête est appel aux forces bénéfiques. L'art l'est aussi. Ce qui explique que le beau ait été perçu par les hommes du XIIe siècle comme le clair, le lumineux, le brillant. L'œuvre d'art surgit de l'obscur. Elle le renie. Elle est jaillissement au devant de la lumière, c'est-à-dire de la plus sensible manifestation du divin. Par elle s'opère la jointure entre la terre et le ciel, comme entre l'esthétique et l'éthique. Car le beau se relie au bon, au vrai, au pur. D'où la fascination qu'exercèrent en ce temps l'or et les gemmes, la place de l'orfèvrerie à la pointe avancée des recherches artistiques"
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       D'où les trois fonctions conjuguées de l'œuvre d'art. Elle "dressait autour des cérémonies sacrées une parure, un décor, un environnement de splendeur, manifestant la toute puissance de Dieu". Elle était offrande, consécration d'une partie des richesses - à fin de glorification et de captation de bienveillance, pour gagner les faveurs en retour. Enfin elle avait fonction initiatique, elle était emblème, aidant à percer les mystères de l'univers, arrachant au fugitif, au périssable, pour établir dans la permanence.
       Par ailleurs, G.Duby explique longuement comment cette création artistique s'inscrit "dans le développement matériel qui entraîne alors la civilisation d'Occident. L'art cistercien naît et s'épanouit dans la phase de plus grande vivacité d'un très long mouvement de croissance agricole".

       Aux 11e et 12e siècles, l’art clunisien et l’art cistercien témoignent d’une époque d’une exceptionnelle piété, laquelle s’exprime dans la vigueur d’invention des grands ordres religieux successifs, Cluny, Cîteaux, les Mendiants... et leur correspondant des Croisades – vigueur et profusion des grandes constructions romanes, puis gothiques, des cathédrales. A la faveur d’un temps de croissance, il s’agit là d’une immense ferveur chrétienne attisée, après l’An mille, par l’angoisse de la Fin du monde ; donc un très fort investissement sur la mort et l’au-delà de la mort ; une très grande importance du funéraire, lequel est l’essentiel de l’aboutissement de l’art. Jusque-là, habitudes païennes, les trésors d’or et d’art étaient placés dans les tombes des grands ; les moines ont su détourner et capter ces fonds, ainsi que les offrandes préparant à la mort, à l’avantage de leur propre art, et avec l’assurance garantie de leurs prières. (Toutes choses qui n’ont rien à voir avec l’élan de piété du XVIIe en France, et encore moins avec le retour du religieux actuel et ses tristes poussées d’intégrisme).

       L'art, au cœur du Moyen-Âge, tel qu'on vient d'en voir le sens et la fonction, signifiait donc d'abord richesse, apparat, magnificence, dimension de fête. Sachant que la société d'époque se divisait en trois ordres, trois fonctions : au peuple, la fonction nourricière ; aux spécialistes de la guerre, la fonction militaire maintenant la paix en repoussant l'ennemi ; aux gens de prière, l'autre combat, apaisant le courroux des puissances invisibles. Ces deux groupes forment ainsi la classe dominante et, de ce fait, ils infléchissent l'affectation de la richesse, c'est-à-dire de l'art. On constate alors qu'en ce 11e-12e siècle, l'ensemble de la richesse bascule du côté des moines : les seigneurs confient leur salut leurs prières, et choisissent les monastères comme nécropoles (ainsi l'abbatiale de Beaugency gratifiée en 1104-1108 par le seigneur du lieu) ; d'autre part, grâce aux pèlerinages auprès des reliques, les offrandes viennent abonder dans ces mêmes monastères, et par là toute une confluence de richesses pouvait y déployer la fête liturgique, l'art par excellence. C'est le prodigieux succès des Clunisiens décrit par Duby.

       Mais voilà qu'entre 1112 et 1160, Saint Bernard et les Cisterciens vont apporter un sérieux infléchissement de cet art, dans le sens de l'austérité, de l'ascèse, donc de la simplification. Finis les parures et apparats, les ors et pierres précieuses. La même forme artistique s'intériorise, la création se portant alors sur la parole, les mots, le chant, plutôt que sur le visible. Sauf l'art de la pierre, du bâtiment, qui trouve alors son excellence : c'est-à-dire une simplification, un épurement, une condensation. Progrès à rebours, avec le maximum d'économie (tel Silvacane, le Thoronet et Sénanque - mon premier modèle, quant à l'art de la pierre). Mais cet apogée de l'art cistercien dure peu ; très vite sa qualité s'est dénaturée, essentiellement par l'enrichissement. Ce qui avait été la perte des Clunisiens, devint celle des Cisterciens, et sera, au siècle suivant, celle des Franciscains.

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       3. Qu'en est-il maintenant dans notre modernité ? En se limitant aux formes d'art plastique, je dirais deux caractéristiques. D'abord la dissociation progressive entre ce qui relève du bel ouvrage du commun des gens (l'activité esthétique commune, serait-elle de grande qualité) et les œuvres d'art proprement dites, lesquelles relèvent d'une esthétique à part, d'un public très élitiste et, habituellement, de prix très élevés. L'autre aspect découle de la laïcité caractéristique de la France d'il y a un siècle, alors que Paris était le foyer des avant-gardes de l'art, et qu'il était de bon ton, pour les esprits forts, d'être laïcs. Les arts plastiques évoluèrent donc sans rapport au religieux, sans portée religieuse - sauf quelques 'chants du cygne' dans la première moitié du XXe, comme l'ont montrés 'les traces du sacré' exposées en 2008 à Beaubourg.
       Ces deux caractéristiques me semblent avoir deux conséquences. Aujourd'hui, s'adonner à l'art, c'est se poser artificiellement 'à part', c'est chercher à faire œuvre délibérément originale. Différence radicale avec les sculpteurs et bâtisseurs du Moyen-Âge soucieux d'une fidélité créatrice : ils s'adonnaient au meilleur de leur tradition, cherchant à la réactualiser à leur manière, se montrant ainsi créatifs, inventifs, sans prétendre l'être (ils ne signaient pas), par cette loi même de fidélité, de continuité et de modestie - et c'est ainsi que l'art gothique est venu dans la pratique même de l'art roman.
       L'autre conséquence s'ouvre comme une chance/exigence. Si l'activité religieuse médiévale s'exprimait par le moyen de l'art de l'époque, dans son excellence, sa lourdeur et son artifice, par différence aujourd'hui, les deux démarches étant dissociées, l'expression religieuse doit faire avec les seules données d'humanité, sans plus céder à la tentation du lyrisme : des mots, des rites et des postures à part. (Il est vrai que le meilleur de la sculpture de la Renaissance donnait déjà dans ce sens, le David de Michel-Ange, le Narcisse de Bellini : le meilleur de la maîtrise d'œuvre médiévale se poursuivait sans exprimer du religieux, avec le seul registre d'humanité).
       Reste que cette dissociation interroge. Si les formes d'art moderne phosphorent dans leur petite stratosphère élitiste, si elles ne sont plus en prise avec le commun du bel ouvrage, si elles ne sont plus une impulsion et un stimulant du bien faire, on peut se demander si par défaut de la fonction d'entraînement qu'avait l'art depuis la nuit des temps, nous ne serions pas fragilisés ou déstabilisés dans nos quêtes de repères et d'horizons, nos convictions intimes ?
















Biface acheuléen
700-100.000 ans
(Charente) Musée des Eyzies























Marie-Madeleine
12e siècle Vézelay

































































Pièces en lame de couteau
H.Moore bronze 1962 (m.coste)