20 juin : l'impact des Psaumes
20 août : l'art grec
20 octobre : l'art d'Afrique Noire
20 novembre : Béatrice et Laure
20 décembre : Le Penseur de Rodin

20 janvier 2009 : la propension des choses en Chine

20 février : les pierres en Chine et au Japon
20 mars : pierres en Inde
20 avril : pierres dressées et autels
20 mai : stèles funéraires
20 juin : un musée du galet

retour

     Ma sculpture des marbres du torrent, ma sculpture première, est celle de la main qui ose s'aventurer pour correspondre au sauvage d'un marbre : l'audace de la main qui se fait souple et disponible à se laisser séduire et aller d'abondance aux données d'une pierre qui est là, en ses formes, veinages, accidents et contraintes, aussi brute et quelconque qu'elle paraisse. Car il s'agit moins alors de créer, d'imposer une forme de l'extérieur, que de venir à ce monde, d'entrer en relation, de rejoindre, de correspondre, afin de rendre, de déployer, de faire pleinement advenir la beauté latente de ces galets. "Je remonte à leur nuit, à leur nudité première, disait G.Braque.... Ce qui importe c'est de fonder un amour nouveau à partir d'êtres et d'objets jusqu'alors indifférents".
     A cette école de ma sculpture des marbres, j'apprends donc à rejoindre et correspondre. Tandis que selon le commandement biblique, modèle de l'Occident, nous savons qu'il s'agit de soumettre et dominer : "Soumettez la terre, dominez..." (Genèse 1,28) (1).
     Est-ce qu'on peut rapprocher cette opposition de celle qui distingue la Chine et l'Occident selon le livre de François Jullien : "La propension des choses. Pour une histoire de l'efficacité en Chine" ? Quelle est cette sagesse chinoise ?

     Pour s'expliquer, l'auteur avance le terme chinois che : le mot est censé représenter une main tenant quelque chose, symbole de force et puissance - quelque chose considérée comme une motte de terre signifiant, soit dans l'espace, un emplacement, une position, soit dans le temps, une opportunité, une occasion, une potentialité... Il y a là une polysémie, une ambivalence du mot qui fait son intérêt, oscillant entre les points de vue du statisme et du dynamisme, de la situation donnée et du cours des choses. Depuis ses origines, la sagesse chinoise s'adonne à penser le réel en transformation. Ce faisant, elle éclaire "l'efficacité qui n'a pas son origine dans l'initiative humaine, mais résulte de la disposition des choses. Plutôt que d'imposer toujours au réel notre aspiration de sens, ouvrons-nous à cette force d'immanence et apprenons à la capter".
     Les chapitres du livre parlent d'abord de l'habileté stratégique des chinois (on sait qu'ils sont redoutables à la guerre, au commerce, au jeu), ensuite leur façon particulière de mener leur art, et enfin leur philosophie de l'histoire. En tout cela il s'agit de considérer les divers modes de conditionnement du réel : stratège, il s'agit d'apprécier le potentiel qui naît de la disposition en jeu (2), politique, il faut prendre en compte les jeux de positionnements, artiste, il s'agit de jouer sur "la force à l'œuvre à travers la forme du caractère calligraphié, la tension qui émane de la disposition en peinture ou l'effet qui ressort du dispositif textuel en littérature.." ; enfin philosophe, il s'accorde à "la tendance qui découle de la situation, en histoire, et la propension qui régit le grand procès de la nature (là où il n'est pas besoin de poser l'existence de Dieu pour justifier la réalité)".
     En bref, on retient 1° la potentialité à l'œuvre dans la configuration, 2° la bipolarité fonctionnelle (tout être, toute réalité en relation), 3° la tendance engendrée de soi, par simple interaction, et se développant par alternance. "A l'intersection de tous ces domaines, nous pressentons la même intuition de base... : celle de la réalité - de toute réalité - conçue comme un dispositif sur lequel il faut prendre appui et qu'il faut faire œuvrer ; l'art, la sagesse, tels que les ont conçu les Chinois, sont dès lors d'exploiter stratégiquement la propension qui émane de celui-ci - selon un maximum d'effet".


     Revenons donc au départ. Laissons le "soumettre et dominer" de la Bible. Après ce détour par la sagesse chinoise, je me rends compte que le "rejoindre et correspondre" appris de mes marbres, a quelque chose d'une non-violence quelque peu irénique, comparée à l'habileté du Chinois qui est rompu à l'appréciation de la réalité conçue comme un dispositif sur lequel il faut savoir prendre appui - soit une redoutable habileté de stratège.
     Mais sachons distinguer : autre l'habileté redoutable de ceux qui savent jouer de la "propension des choses" en matière stratégique et commerciale (la force des Chinois dans la mondialisation actuelle), autre la leçon que toute forme d'art gagnera à apprendre, et toute hygiène de vie, dans cette façon très sage de jouer les dispositions de la réalité.

     Celui qui apprend à reconnaître cette potentialité du monde, cette propension des choses à la façon chinoise, gagnera à s'y impliquer lui-même. Dans la relation amicale, la relation aimante, il saura se laisser mettre en propensions-dispositions correspondantes à celles qu'habitent l'autre et qui naturellement l'invitent et l'entraînent. Dans la polémique ou l'affrontement, se laisser aguerrir. Dans le débat, se laisser amener à sa clarté et force de réponse. Bref, dans toutes relations se laisser disposer au plus clair, heureux et efficace de l'échange. C'est en sachant correspondre aux propensions et dispositions des autres et du monde, qu'il se trouvera disposé à sa juste tenue, amené à lui-même, rendu à son vrai nom.



(1) Mon soupçon : si le commandement biblique de soumettre la terre et de dominer rejoint une disposition typique de l'homme occidental, avec malheureusement les excès et les dégâts écologiques que nous connaissons aujourd'hui, on se doute que cette disposition dominatrice est d'autant plus invétérée et inconsciente dans ses abus, qu'elle est vécue comme la responsabilité de celui qui a reçu de Dieu cette terre - un Dieu lui intimant l'ordre de bien la gérer : ce que les uns estiment Terre promise, d'autres Nouveau monde, autant de territoires conquis.

(2) "L'intuition de départ est celle d'un processus qui évolue en fonction du seul rapport de force qu'il met en jeu. Au bon stratège de calculer par avance, et de façon exact, tous les facteurs qui sont impliqués afin de faire évoluer constamment la situation de la façon dont ceux-ci lui sont le plus complètement bénéfiques : la victoire n'est plus alors que la conséquence nécessaire - et l'aboutissement prévisible - du déséquilibre, jouant en sa faveur, auquel il a su porter".
















la mémoire de l'eau
marbre 2004 53cm